Lessing avait été bien inspiré quand il avait parlé du groupe de Laocoon dans son essai. Malgré un soucis du détail et un esthétisme évident, la sculpture n'était pas une représentation fidèle de l'Enéide. Néanmoins, Eros avait beaucoup apprécié l'opportunité de détailler l'oeuvre une première fois au Vatican, bien avant la guerre. Dommage que la fureur des hommes et des Cieux l'aient esquintée. Pendu au bout de son bras, à peine retenu par son index et son majeur, un prospectus affichait la photo ancienne représentant l'oeuvre à l'époque où elle était encore en assez bon état. Eros n'avait pas besoin de la regarder pour s'en rappeler les moindres formes, les moindres angles, le reflet du vieux marbre grisé par les siècles. Ce n'était qu'une image du passé, quelque chose qui, comme beaucoup d'autres à son grand damne, n'existait plus.

Ce qu'il en restait n'était qu'une ruine joliment exposée dans une pièce d'une neutralité pâle à pleurer. Art mis à part, la salle donnait comme un arrière-goût d'hôpital aseptisé, impersonnel, bien loin de toute la chaleur et la passion de sa bien-aimée Grèce Antique. Que les choses sont parfois mal faîtes! La sculpture en elle-même était barrée de fissures noirâtres, comme autant de blessures. Amputé, Laocoon avait définitivement perdu un bras, la moitié de sa figure scarifiée, et un de ses fils, offrant un triste spectacle d'une époque encore jugée encore aujourd'hui comme décadente, et à tort.

Déçue, Eros trouva une toute autre utilité au prospectus qu'elle tenait entre ses doigts en s'en servant à présent comme d'un éventail. Malgré la climatisation, le passage des amateurs d'arts et le beau temps extérieur tapant sur les fenêtre opacifiées de cette partie du musée avaient fait grimper sensiblement le mercure. Pas assez pour être dérangeant, surtout pour elle, mais assez pour se justifiée le ramassage d'un morceau de papier glacé. Ecartant sensiblement les jambes, perchée sur ses hauts talons, Sonya bascula sensiblement une hanche sur laquelle elle posa sa main libre. Ses prunelles argentées glissèrent lentement de haut en bas sur la sculpture, détaillant une dernière fois le socle massif pour laisser ses paupières s'abaisser paresseusement.

Dans un musée, la beauté ne se limitait pas aux oeuvres exposées. Il était possible d'en percevoir un peu partout, qu'il s'agisse de la configuration du bâtiment, de l'attitude et la tenue des gardiens, du style de ses visiteurs. Mais ce qui lui plaisait dans l'immédiat, c'était les sons. Il y avait du monde, mais malgré cela, le calme restait de rigueur, dans un silence partiel qu'il lui avait été donné de percevoir dans les églises ou les temples. Un doux murmures volatile entrecoupé de sourires, d'idées à peines saisissables, de froissements de tissus et de papiers. Un peu plus loin, des élèves en uniformes commentaient une peinture sur un ton tellement bas qu'il lui semblait y discerner une mélodie. Derrière elle, le froissement du pentalon d'un gardien allant et venant offrait une mesure fiable et régulière, presque reposante. Le courant d'air de son prospectus ajoutait de la légèreté à l'ensemble, effaçant l'apparence aseptisée de la salle d'exposition. Un sourire fugace étira un instant ses lèvres dénuées d'artifice.

De sa hanche, sa main remonta pour se glisser sur sa nuque, sous le col de son chemiser qu'elle longea jusqu'aux premiers boutons attachés de son décolleté très sobre. En tailleur stricte, elle avait tout de la business woman venue s'offrire une coupure entre deux dossiers administratifs. Le genre de sérieux qui au fond était bien loin de ses activités plus divertissantes que laborieuses. Mais elle s'en fichait pas mal. Rouvrant les yeux sur la sculpture, un léger soupire à mi-chemin entre la tristesse et la satisfaction lui échappa. Il lui restait encore deux salles à visiter avant d'avoir terminé le circuit touristique actuel. Son premier pas interrompi la marche du gardien qui se tourna un court instant vers elle avant de se reporter rapidement sur les lycéens pour les surveiller. Elle quitta la pièce, sans se presser, rajustant sur son épaule la lanière de son sac à main pour se rendre dans l'espace suivant, consacré lui au postmodernisme.

Spoiler:

Il achetait un billet. Pas que c'était un très grand amateur d'art mais il avait suffisamment enduré vécu aux cotés de son alter-égo qu'il savait parfaitement où il pourrait la trouver lorsqu'elle ne répondait pas à ses textos. L'achat d'un billet était assez superflu puisqu'il aurait pu tout simplement convaincre la dame à la réception qu'il avait les pleins droits d'entrée, étant le frère du propriétaire. Mensonge certes, mais mensonge qui aurait marché à la perfection. Tout de même, il achetait un billet parce que pour une fois, il avait envie de réellement explorer l'endroit.

Oh non! Il ne faut absolument pas croire que notre chère divinité déteste l'art. Bien au contraire, il adore celle-ci sous toutes ses formes... Surtout musicale... Non, ce qui retenait généralement Matteo d'explorer les musées c'était l'incroyable nostalgie qui le prenait lorsqu'il observait chaque œuvre d'art. Certains de ses artistes avaient été des connaissances... D'autres des amis... Il avait même assisté en personne à la création de certaines de ses œuvres... Et tout ça? Ça le rendait triste... Si le grec avait à mépriser les humains sur un seul point c'était leur incroyable fragilité et leur si mince espérance de vie... Autrement, il les adorait.

Ses pas le guidait sur le chemin touristique, les yeux se baladant sur les œuvres une à une, sans pour autant s'y attarder, ne voulant manquer pour rien au monde la beauté qui devait tracer ses pas à travers le musée. Il savait que, si elle était ici, il finirait par la croisée, tout simplement parce qu'elle était du genre à trainer devant certains œuvres assez longtemps.

Ses pas caressaient le plancher rapidement, alors qu'il ignorait les gens qui l'entouraient, ignorant de plus en plus les œuvres alors qu'il vit sa cible. Elle entrait dans une salle, il ce faufilait derrière elle, s'immobilisant un instant. Ses mains se relevèrent alors, se glissant contre le regard de la jeune femme, toujours dans son dos, sa voix s’éleva soudainement.

- "Devine qui c'est!" dit une voix joviale qui ce trouvait derrière elle.

Il était presque d'une évidence qu'elle le reconnaîtrait... et tout ça c'était seulement si elle n'avait pas déjà remarqué qu'il s'approchait d'elle à grand pas. Tout de même, Matteo restait un grand fan de ces jeux un peu gamin, l'étant un peu lui-même malgré les siècles qui traçais son expérience.

Pas après pas, Eros observait les quelques éléments mis à disposition dans cette nouvelle pièce. Quelques oeuvres aux murs reprenaient des montages, des détournements d'image, quelques peintures d'artistes célèbres, mais hélas bien trop souvent vues, exposées, exploitées dans la culture moderne, que ce soit en affiches de propagande ou en vulgaire publicité. Ce qui attira plus précisément son attention fut plutôt une maquette au centre de la pièce, représentant l'aujourd'hui disparu Ray and Maria Stata Center. La divinité s'immobilisa à nouveau, l'ombre d'un sourire amusé étirant un coin de ses lèvres.

Non, elle n'en avait pas connu l'architecte. A dire vrai, c'était plutôt un étudiant qu'elle avait connu, dans le placard à balais du troisième étage. Un physicien de génie incapable d'observer un corps nu sans ressentir les vapeurs précédent un évanouissement. Pauvre petite chose... Après qu'elle se soit occupée de lui, il avait appris à son tour deux ou trois notions sur les relations humaines. Avant la guerre, elle se plaisait à lire ses théories publiées. Non pas parce qu'elle y connaissait grand chose en matière de sciences, mais surtout parce qu'il était devenu perceptible, dans son style d'écriture pourtant académique, qu'il avait acquis une plus grande confiance en lui. Comme quoi, le sexe agrémenté d'une petite conversation pouvait arranger pas mal de choses dans une vie.

Mais assez de nostalgie. Il y avait dans l'air comme un petit quelque chose de familier. Sans doute le murmure de la marche trop rapide d'un visiteur qui ne prenait pas le temps de voir les oeuvres. A moins que ce ne soit qu'un employé? La proximité, elle, était parfaitement ressentie et, bien loin de s'en offusquer, Sonya ne fit que cesser d'agiter son prospectus quand une paire de mains vinrent s'imposer à son regard.

- Je sais paaaaas!"

Il aimait les jeux gamins, c'était un fait. Elle aussi s'amusait de ce genre de divertissement, il fallait le reconnaître.

- J'aurais misé sur un adorable chérubin en culotte courte, mais..."

Le ton s'était fait pensif. Elle n'allait quand même pas se priver de l'embêter un chouia, tout de même. Finalement, Sonya se retourna, pour planter un regard joueur dans les yeux de son ami.

- ... Il t'aurait fallu une échelle pour me cacher les yeux."

Posant sa main libre sur l'épaule de Cupidon. Eros se pencha pour lui déposer une bise sur la joue.

- J'éteins mon téléphone et tu me trouve tout de suite. Je suis si prévisible que ça?"