HISTOIRE Ҩ
Quelque part dans une chaumière en France, 1425 Une jeune femme est étendue sur une couche, presque nue. Ruisselante. Son ventre distendu se contracte et lui arrache des cris de douleurs. Entre ses jambes écartées, une vieille femme la rudoie vertement. Il faut pousser. Et pousser encore. Etre femme et devenir mère. Aimante et nourricière. Donner la vie. Faire tout son possible pour accomplir le devoir que Dieu lui a confié. Pousser encore et toujours.
Tu y es presque.Les yeux de la jeune femme se rouvrent. Elle y est presque. Encore un effort. Encore une poussée. Rien qu'une petite. Peu importe qu'elle soit déchirée en deux ou que la douleur lui fasse perdre raison. Oui, elle y est presque. Son petit, son bébé était là. Juste là. Et bientôt dans ses bras. Avec de la volonté.
Pousse. Un sursaut. Et elle pousse. Pousse encore. Car sa vie en dépend. Celle de son enfant en dépend. Et son cri est remplacé par le vagissement mécontent du nouveau né, arraché à la douceur de son cocon. Et lorsqu'elle reçoit son fils sur sa poitrine, minuscule petite chose, elle ferme les yeux et remercie Dieu pour ce présent inestimable.
Tu as réussi. Soit bénie entre toutes, Petite Mère Quelque part sur le toit d'un hôpital au Canada, 2003 Un homme se tient contre le rebord, le regard perdu dans le vague. Dans le vide. Le diagnostic est tombé : leucémie. Quarantre trois ans et encore six mois à vivre. Un an maximum. C'est toute sa vie qui s'effondre. Son coeur pleure. Hurle. Mais ses yeux restent désespérément secs. Il pense à sa famille, si merveilleuse. Sa femme et ses petites filles, encore si jeunes. Bientôt orphelines de père.
Pourquoi? Pourquoi?! Pourquoi lui? Qu'a-t-il fait de mal? Pourquoi pas un autre? Il n'avait pas vécu dans les préceptes de Dieu, mais il avait toujours fait ce qu'il lui semblait être le plus juste. "Fait le bien et la Vie te le rendra" disait sa mère. La Vie? Cette ingrate? Elle l'abandonnait au pire moment, le laissant seul avec son désespoir et sa colère.
Notre Père ne t'a pas encore rappelé à lui. Ne te condamne pas toi-même...Un ricanement s'échappe dans l'air frais du matin. Malade et fou, voilà ce qu'il est. Voilà comment il va finir. Son désespoir lui fait entendre des voix, ou peut-être est-ce la leucémie qui attaque son cerveau. Peut-être doit-il juste en finir. Se jeter dans le vide qui s'étend à ses pieds semble particulièrement tentant.
Profite du temps qu'il te reste. Chéris-le et dit à ta famille que tu prends un chemin différent du leur, que ce ne sera qu'un Au revoir,....Vis.Oh Seigneur. Ses filles. Ses petits trésors. Que diraient-elles si leur papa les abandonnait comme ça? Que penseraient-elles de lui? Et sa femme? Si douce, si aimante. Elle qui avait toujours été là pour lui, depuis le début. Elle qui avait toujours fait du précieux "Pour le meilleur et pour le pire" un serment sacré et respecté...
Un sanglot franchit la barrière de ses lèvres. Déchirant le ciel alors que les larmes se mettent enfin à couler, libératrices. Une brise secoue les cheveux de l'homme, comme une douce caresse. Tendre et amicale.
Vis, et tout ira bien. Durant la Grande Guerre, Champ de Bataille Les humains s'étaient toujours combattus avec violence, incapables de faire la paix. C'était ainsi, comme un destin un peu ironique que Dieu avait conçu pour eux. Des créatures incroyablement intelligentes, capables de donner la Vie et de faire preuve de bonté. Des êtres bénis et pourtant toujours sur le pied de guerre, à s'entretuer pour le pouvoir ou pour imposer une religion. Peut-être le plus grand paradoxe que la Terre ait jamais porté.
Et lui...
Lui était là. Il ne comprenait pas. Il était l'Ange Aniel. Il était une Puissance de Dieu, celui qui louait la Vie, ce précieux cadeau du ciel. Il était...Il était beaucoup de choses. Mais il n'était pas
ça.
Autour de lui, il n'y avait que Mort et Désespoir. Les Anges s'abattaient sans pitié sur les Humains, décimant des créatures qui le faisaient d'habitude très bien toutes seules. Les ailes immaculées des êtres célestes se teintaient d'un rouge carmin, sans que cela n'interpelle quiconque.
Plus rien n'avait de sens. Il n'était pas comme eux. Il protégeait les Créations de Dieu, il ne les détruisait pas. Il...Pourquoi le Père tout Puissant réparait-il ses torts ainsi? Pourquoi...Pourquoi....?!
Naniwa, de nos jours Deux yeux d'ambre s'ouvrent brusquement dans la nuit. Ils étincèlent à la lueur de la Lune. Ou peut-être est-ce l'éclat de folie qu'on y discerne qui les rends si perçants.
Incisifs et insoutenables. Et pourtant la folie recule. Elle se tapit dans l'ombre, comme une bête. Présente mais cachée. Prête à bondir.
Dangereuse.
Les yeux se ferment quelques secondes.
Ou peut-être est-ce des heures?. Avant de se rouvrir, toujours hantés. La folie est là...Les souvenirs aussi. Nombreux. Improbables. Désordonnés. Pas toujours les bienvenus. Mais ils se rappellent sans cesse à lui, à toute heure du jour et de la nuit.
Egratignant toujours plus son coeur écorché et son esprit torturé.
Il quitte son lit et se retrouve debout, devant son miroir. Sa vision lui fait horreur mais il en a besoin. Pour se rappeler. Ce qu'il était. Ce qu'il est devenu. Surplombant sa tête brune, une paire d'ailes immenses le nargue. Noires comme les ténèbres. Noires comme son coeur. Elles sont là pour lui rappeler ses crimes. Les péchés que l'horreur et le désespoir l'avaient poussé à commettre sur le champ de bataille.
Fuir? Non. Il aurait pu. Le sang, les morts, les hurlements. La douleur et la terreur. Surtout la terreur. Oui, il aurait pu être lâche. Fuir le combat, abandonner les siens. Abandonner les humains. Abandonner tout ce qui lui était cher. Partir loin en priant son Père de cesser cette folie, d'accorder sa miséricorde une fois de plus. Une fois encore.
Il n'avait pas fui mais il avait prié. Avec ferveur. Avec foi. Les "Notre Père" avaient longtemps résonné parmi le fracas des armes et les bombardements. Et puis les prières s'étaient transformées en suppliques quand le Dieu Unique était resté sourd à ses appels. Les larmes avaient coulé, pour la première fois et son coeur s'était brisé face à tant d'abominations.
Le chagrin. La désolation. Ils avaient fait peu à peu place à la déception puis à la colère. Autour de lui, des morts. Encore. Des femmes et des enfants parfois. Des innocents. Pourquoi? Il ne comprenait pas. Ne comprenait plus. Il ne voulait plus comprendre. Son amour pour Dieu s'était fait haine. Aveuglé par la fureur et le dégoût, il s'était retourné contre les siens.
Pourquoi?. Les visages des Anges avaient exprimé une légère surprise. Pas d'inquiétude. Ils n'avaient pas eu le temps de comprendre. Un Ange qui se retourne contre les siens? Impossible. Une aberration. Il les avait regardé s'effondrer, sans remords. Sur ses ailes, plus de sang humain. Juste celui de ses pairs. De ses compagnons.
De ses frères. Il avait tué, encore et encore, sans se rendre compte qu'à chaque victime angélique, ses plumes s'imprégnaient de la noirceur de son âme. Il avait tué des Anges en adressant une ultime adjuration au Seigneur Tout Puissant.
Lui, Dieu d'Amour n'avait semé que la douleur et la haine. Lui, Dieu de Miséricorde avait perdu le respect et l'amour de son fils. Peut-être Dieu ne valait-il pas mieux que Lucifer lui-même.
Les yeux mordorés se ferment, fuyant le souvenir trop douloureuxUne main fine passe dans des cheveux d'ébène, alors que les yeux se rouvrent, encore, plus assurés. Glacés. Comme son âme. Comme sa vie. Sa vie. Pouvait-il réellement appeler des décennies d'errance, une vie? Il avait fui. Encore et toujours. Il s'était caché, fuyant l'oeil aiguisé du Dieu Qui Sait Tout et de ses Anges.
Vraiment?Il était le Traître. Celui qui avait commis le pire des parjures. Moins qu'un Ange et à peine plus qu'un Démon.
Une ignominie en sursis. Sa folie avait brisé les derniers lambeaux de compassion et de bienveillance. Les humains ne méritaient plus que sa pitié teintée de mépris. Ces entités si faibles et si corruptibles qui avaient été incapables de voir les présents que le Seigneur leur avait offert. Pitoyables.
Insignifiants.Les Anges...Des proies à abattre. Sans exception. Aucun ne méritait de vivre. Tous des meurtriers. Des marionnettes à la solde d'un Dieu hypocrite.
Amour et Pardon? Quelle bonne blague.... Les Anges noirs et gris n'étaient guère plus que des pantins désarticulés dont on aurait coupé les fils. Abréger leurs souffrances ne saurait être autre chose qu'un acte de miséricorde. Peut-être le dernier de sa part. Comme une ultime tentative d'abnégation....
Un soupir brise le silenceL'heure était à la chasse. Son apparence humaine était parfaite pour la traque: ni petit ni très grand. Ni maigre, ni costaud. Chemises et cravates. Propre sur lui.
Banal. Parfait.
Beaucoup tombait dans le piège. Les humains s'en sortaient parfois, avec une grosse frayeur. Pas toujours cela dit. Les Anges jamais. Ils finissaient toujours dans un caniveau sordide, eux, les êtres Célestes et Purs.
C'était mordant d'ironie.
Rapidité et efficacité étaient ses maîtres mots. Pas de douleur. Pas de superflux. Il était fou. Pas stupide. Garder la vengeance à l'esprit mais ne pas se laisser diriger par elle. Toujours garder le contrôle. La maîtrise de soi. A peine la place pour le péché de chair. Avec des hommes.
Quitte à blasphémer, autant le faire jusqu'au bout hein?Un Curriculum vitae unique en son genre. Rocambolesque. Tragique.
Bonjour, Ange noir traître, assassin et sodomite. En quoi puis-je vous être utile?La porte de l'appartement se referme derrière son propriétaire, laissant les lieux vides. Ternes.
Tel chien tel maître dit-on. Non? Ah. Presque.Cette nuit encore, les Anges ne dormiront pas sur leurs deux oreilles...