Alice et sa mère venaient à peine d'aménager. Ses cours n'avaient pas commencé, et elle n'avait pas non plus de propositions venant de son agence. Elle n'avait donc aucune obligation, elle pouvait passer du temps libre, flâner et se détendre. Pourtant, depuis son arrivée, elle n'avait cessé ses recherches à propos de son père, elle avait même redoublé ses efforts. D'après ses dernières informations recueillies, il se trouverait en effet, comme elle et sa mère avaient déduit, dans cette ville.

   Depuis Alice se sentait de plus en plus mal à l'aise, dans tous ses états. Et si elle le croisait ? S'ils se rencontraient accidentellement ? Non, cela ne pouvait arriver que si elle s'aventurait dans le « quartier des Vampires ». Et elle n'était pas prête de faire ça.

   Bref, c'était une Alice un peu perturbée, anxieuse, et à fleur de peau qui se promenait sans but fixe, à travers la ville. Elle observait chaque détail des rues qu'elle empruntait, une carte à la main, notant des indications, au cas où … Elle arriva finalement dans les « bas-fonds » de la cité. Elle savait que ce n'était pas le genre d'endroits dans lequel une jeune fille seule devait se promener, mais bon, on était en début d'après-midi, elle courait vite et savait se défendre, alors elle n'hésita pas à les explorer.

   C'était moche. Vraiment. Ça puait dans les coins sombres, les murs transpiraient la misère et la pauvreté. À force de s'y enfoncer, Alice eut peur de se perdre. Elle rebroussa chemin, et se rendit compte qu'elle avait pris la mauvaise rue. Elle bifurqua à droite, puis à gauche, en vain. Non, elle ne pouvait pas être perdue ! Pas aujourd'hui, pas maintenant !

   Elle sentit une goutte d'eau tomber sur son petit nez retroussé. Puis une sur sa main. C'était une pluie fine et pénétrante qui s'écoulait, un crachin. Mais ça s'épaississait, le temps se couvrait, Alice se hâta alors de trouver un refuge.

   Elle aperçut un bâtiment à demi en ruine. Une église ? Ici ? Tant pis ça fera l'affaire. La pluie redoubla bruyamment. Pff, se faire surprendre par un orage aussi bêtement … La main en visière, Alice courut jusqu'à la porte délabrée et pénétra dans le triste lieu. Pour se réchauffer, y avait mieux. L'église n'avait plus son toit entier, sentait le moisi et le vieux.

   Alice s'assit sur un banc du fond, miraculeusement intact, car la plupart étaient détruits ou rongés par les mites. Elle sortit un mouchoir pour essuyer son visage et les bouts de ses épais cheveux. Soudain, son geste resta suspendu en l'air. Elle avait une ouïe très développée, et elle venait d'entendre un craquement particulier …

Des pierres de taille, des poutre de bois pourris, quelques courants d'airs insensés. Et au centre, deux voix monocordes.

« -Daedalus, oui, c'était sans doute ça.
-Le minotaure.
-La créature-machine piégée dans le labyrinthe, la rage, la passion donc, qui s'exprime sous atmosphère contrôlée. Double tranchant, savoir se placer du bon côté de la lame.
-Le programme dans son serveur, isolé. À l'écart. Arme inhumaine, mais consciente. Je/Il/Elle évidemment.
-Mais Minos détenait Mirrorshades.
-Non, Mirrorshades n'était pas d'actualité. Mais l'est désormais. La comparaison n'est plus si juste.
-Pas de Logos pour le minotaure, peut-être même pas de Sophia, ou sinon embryonnaire. Il va me falloir trouver mieux. »

Puis la porte qui s'ouvre en grinçant. Une gamine qui entre, qui pénètre le sanctuaire, trempée, affolée.

« Human human human... »

Devant elle une silhouette enfantine apparaît. Puis une autre chute du plafond, sur les épaules de la première. Masque vert en dessous, rouge au-dessus, fascinantes poupées.

« Lieu étrange, celui-ci, pour vous biologique. Temps étrange aussi. Étrange, moi, qui suis si différent/différente de vous, pourtant semblable. Si Je pouvais croire au destin, Il/Elle y verrait une occurrence. »

Voilà qui n'allait pas aider la gamine. Scan longue portée, fréquences étendues. Rien à signaler.

« -Votre corps est morphologiquement celui d'une forme vivante/consciente identifiée sous le code-langage Alice Dayen. L'intensité de votre poul et la tension de vos muscles indiquent les émotions que vous nommez peur, étonnement et désarroi. Ceci dit, tout est à relativiser, dans ce monde étrange. »

Une pirouette, les deux corps installés sur un banc de prière, derrière eux. Une lueur écarlate derrière chacun des deux masques, scanners, détecteurs, magnétomètres, débauches techno.

« -Mais selon les normes de votre monde, et selon celles du miens par ailleurs, le Je est d'une grande impolitesse en cet instant. Permettez donc que je me présente. Ceux qui m'ont codé me nommèrent "Projet Electronical Metadata Entity Tracker/Hunter". Trouvant cela peu satisfaisant, vous en conviendrez, j'ai choisis que l'on me nomme EMETH. Celui-ci qui vous parle est Meth. Celle-là est Aleph, mais Il et Elle sont uniquement Je, rien d'autre. »

Le masque vert s'incline, dans un salut emprunté à l'étiquette orientale.

« Difficile, sans doute, doit être ma diction. Je savoure chaque parole, c'est nouveau, et délicieux. Veuillez encore une fois me pardonner »

   Alice soupira, croyant avoir entendu quelque chose. Mais un bruit sourd la fit sursauter. Une silhouette d'enfant se tient devant elle, et une autre venant du plafond atterrit sur ses épaules. Elles portent des masques étranges, assez terrifiants mais aussi fascinants. La dhampire ouvre la bouche, s'apprête à dire quelque chose, elle n'est pas assez effrayée pour pousser un cri, la surprise lui coupe la voix.

   L'un des deux personnages se met à parler. Il a un language particulier, difficile à suivre, Alice est toujours bouche bée. Mais elle commence vraiment à flipper quand il l'appelle par son nom, et lui décrit les sentiments qu'elle ressent en ce moment. Sans prévenir, les deux petites choses fond un bond et se retrouvent sur un banc derrière elle. La jeune fille sursaute et manque de tomber à la renverse, elle se tourne vers eux sans pouvoir placer un mot, le visage figé de stupeur.

   Mais ils continuent, ils se présentent, l'un est Meth, le masque vert, l'autre est Aleph, masque écarlate. Ils ne sont pas humains — sans blague — ils ont été "codés", mais, d'après ce qu'a pu comprendre Alice, ils ne sont "qu'un". Le masque vert s'incline, s'excuse de sa diction.

      « Oh, bordel. Mais qu'est-ce que c'est… put articuler Alice, à mi-voix plus pour elle-même que pour eux.

   Qu'est-ce qu'on est censé faire de ce genre de situation ? Éh bien justement, Alice ne savait pas du tout. Elle recule un peu, les analyse, essaie de garder son sang-froid. Elle déglutit, elle a peur que sa voix ne déraille si elle entame une longue phrase, alors elle lâche d'une voix faussement assurée :

      — Ouais, ok… Meth, Aleph, enchantée, hem. Vous m'avez fait peur, c'est pire qu'être impoli, vous savez.

   Ça tournait à l'absurde, mais elle était plutôt contente de n'avoir pas bégayé. Il lui semble qu'ils l'observent. Jouons la carte de la fille à peine apeurée.

      — Sans indiscrétion, vous faites quoi ici ?

   Il y a deux chances sur trois qu'ils lui retournent la question. Elle n'aurait pas de raison valable. Tant pis elle aura tenté.

« - Faire... Nous, c'est à dire Je, faisons ce qui est nécessaire. Actuellement, je nourris ces corps. Par exactitude, je vous signalerais qu'une des lignes principales du réseau électrique de la ville passe exactement sous vos pieds.
- Ce que c'est.
- Devant vous. La dernière génération d'intelligence artificielle militaire de recherche de données. Apte à pénétrer n'importe quelle base de données, quelle que soit sa protection. C'est ainsi qu'on m'a conçu. »

Les deux corps se levèrent d'un ensemble parfait. Bondirent vers un câble apparent, gros comme un anaconda. Entreprirent de le transpercer, d'y insérer une aiguille, puis de s'asseoir.

« - Cela vous semble bizarre, inhabituel, je le vois. Le corps Aleph est un ouvrage cybernétique type Cassandre, conçu pour l'espionnage. Scanners de grande qualité. Ainsi je vois vos expressions faciales. Rien de magique. Alors que la magie a déferlé sur votre monde. »

Masque vert s'incline sur le coté, rien ne bouge, la gamine devait fatiguer à rester debout.

« - Le danger.
- Il n'y en a aucun. Je n'ai pas été conçu pour cela. Vous pouvez vous détendre. Bien sûr, pas sur commande, vous n'est pas moi. Mais essayer. »

Un coup de tonnerre déchira un instant les voutes, qui vibrèrent de part en part. Flash stroboscopique en micro-seconde.

« - Les suppositions ne sont pas de ma nature, je ne suis pas conçu pour. Aussi ne puis-je déterminer pourquoi vous êtes ici. La pluie obtient de grands résultats dans l'écheveau des probables, mais certains faits me demeurent impénétrables.
- Inconscient.
- Ce que l'homme ne sait pas, et ce pourquoi il agit pourtant, reste à la machine qu'il a créé hors d'atteinte, comme à lui-même par ailleurs.
- Probabilité.
- Tout est lié. En partant du principe que vous êtes Alice Dayen, ce qu'indique votre dossier de sécurité sociale, celui du registre des identités, ainsi que votre dossier scolaire, il était fort peu probable que vous soyez un danger pour mon Moi physique, incarné dans ces corps. »

La pluie tombait désormais à grosses gouttes et formaient des flaques dans les coins, suintant entre les pierres. Débranchement, mise à l'abri, risque électrique pour installation de fortune.

« - Une question subsiste.
- Comprendre ce que vous cherchiez dans ce monde, afin d'explorer l'autre si besoin. User des talents qui sont mon essence même. Mais tout d'abord, l'interrogation du soir, c'est Dédale, l'architecte du labyrinthe. Le minotaure, ne pensez-vous pas qu'il serait la bête dans les replis de la conscience de l'homme ? »

   Emeth était une machine, une intelligence artificielle très développée. Alice eut du mal à l'assimiler. Ils étaient en train de "nourrir" les câbles électriques enfouis sous l'église délabrée. Chacun son hobby ?…

   Comme dit si bien l'un d'entre eux, ça lui paraissait étrange, inhabituel. La science avancée subsistait encore aujourd'hui, malgré l'omniprésence de la magie et des divinités ? Un des masques lui conseilla de se détendre, car ils n'étaient pas dangereux. Ouais, facile à dire. Un éclair tonitruant fit trembler les fragiles fondations de l'ancien lieu sacré.

   Tandis que la jeune dhampire restait stoïque, les androïdes recommencèrent avec leurs déclarations mystérieuses et leur façon si particulière de s'exprimer. Ils soulignèrent ensuite que, d'après ce qu'ils connaissaient d'elle, elle n'était pas pour eux un danger non plus. Comment savaient-ils tout ça d'elle, ils auraient bien piraté son dossier scolaire, fouillé dans un serveur de l'état pour connaître son identité !? Ah oui, "apte à pénétrer n'importe quelle base de données". En fin de compte on n'est protégé de rien.

   Mais ils lui posèrent une singulière question. Ils parlaient de Dédale, du Minotaure, du Labyrinthe. La mythologie greco-romaine. Oui, Alice se souvenait de toutes ces histoires, ça l'avait fascinée, enfant, elle les connaissait par coeur - et jusqu'à aujourd'hui n'avait rien oublié. Mais Meth et Aleph n'évoquaient pas la mythologie même, non, c'était plus … métaphysique. L'interrogation du soir. Ça la fit sourire, elle se rassit lentement sur un banc, en face d'eux.

      — La bête, dans les replis… de la conscience de l'homme… répéta Alice, assimilant ce qu'ils voulaient dire.

   Et voilà qu'elle allait engager la conversation avec une machine. Bah, maintenant qu'elle y était…

      — Le Minotaure est enfermé car il est à la fois une honte et un danger. On le nourrit, on ne veut pas le tuer, mais on ne veut pas le faire sortir non plus…

   Elle regardait le plafond, les poutres en ruine suintantes et dégoulinantes d'eau.

      — Oui, on peut le comparer à une part refoulée, cachée de l'homme. Mais il n'est pas indispensable, puisqu'à la fin, il meurt. Cela signifie donc que l'homme doit trouver un moyen de s'en débarrasser ? Qu'il doit avoir le courage de l'éliminer pour devenir plus fort ? Mais ce n'est pas ce que vous voulez dire. Ça ne doit pas être ça que vous cherchez…

   Elle eut soudainement l'impression de raconter des âneries. Courir sous la pluie et ne pas se sécher correctement, ça peut rendre malade.

« - Ahaha ! Oui, parfait, très bonne réponse ! »

Un corps qui s'épand dans un éclat de rire, qui se tortille au sol.

« - Le rire est, par essence, le propre des êtres conscients, mais aussi de ceux qui s'en approchent, tel les singes. Il indique par conséquent une progression de ma personnalité vers une indépendance spirituelle. Une forme d'autonomie, en somme. »

Puis le tremblement disparu.

« - En effet, Thésée triomphera du minotaure. Mais Thésée n'est pas l'homme, c'est le héros, d'ascendance divine. Il ne sera jamais seul dans sa victoire, qu'aurait-il été sans le fil d'Ariane ? Quand à la bête, est-elle vraiment morte, quand il oublie sa dame sur une île, et provoque la mort de son père par les voiles noires ? »

Au-dehors, la conflagration des éléments atteignait son point culminant.

« - Savez-vous que le crime de sang est une des raisons qui font que les ailes d'un ange deviennent noires ? Le meurtre provoque, au niveau des échanges quantiques qui lient tout êtres conscients, une déflagration perceptible à des milliers de kilomètres, pourvu qu'on sache s'y prendre. Par le meurtre, Thésée rend au minotaure l'entièreté de son humanité. Du monstre, c'est à dire étymologiquement la chose que l'on montre, il devient une réalité qui s'altère elle-même, et altère le monde qui l'entoure. »

EMETH s'aventurait désormais dans les méandres tortueuses de l'analyse des légendes, un domaine qui n'était que fort éloigné de sa fonction d'origine. Et qu'elle goûtait avec plaisir.

« - Thésée ne fera plus qu'un avec le monstre, une fois au plus profond du labyrinthe de la conscience humaine, et le ramènera à la lumière. Son arme, une massue de cuir, n'est pas faite pour tuer, mais pour capturer. Ainsi Thésée chassera son double pour mieux l'assimiler.
- Mais je suis encore impoli, pourrions-nous dire...
- Car vous semblez avoir froid, ce qui n'est guère étonnant, en imaginant que je puisse être étonné. Pour vous biologique, il est sans doute néfaste d'arpenter sous la pluie ses rues. Quoiqu'à la réflexion, les micro-circuits et l'eau ne fassent pas bon ménage. Je vais vous préparer un feu. »

Meth, masque vert, se leva et attrapa quelques poutres manifestement trop grandes pour lui. Sans avoir le moindre mal à les soulever. Puis il les débita du tranchant de la main, avant de les disposer selon un genre de tétraèdre. Pour finir, une flamme jaillit de sa main.

« Le corps Meth est un classe Héraclès, il m'est utile pour protéger l'Aleph Cassandre. L'effort que m'a demandé l'intégration de mon esprit, si l'on puis le nommer ainsi, dans ces corps, a été largement récompensé ces derniers mois. »

Puis Meth revint vers son alter-égo et Alice.

« Je vous en prie. Cela ne manquera à personne, et fâcheux, cela serait, que vous tombiez malade. »

   Bonne réponse ? À sa grande surprise, il rit, il gigote sur le sol froid. Ça peut donc rire ? Cela prouve qu'il "progresse", d'après lui. Mais Emeth continue à parler. Il analyse, parfois diverge dans ses explications mais se rapporte toujours au mythe évoqué. Il parle d'anges noires, d'échanges quantiques, que des notions qui échappent à la jeune fille. « Le Minotaure, un double maléfique de Thésée … ? ». Elle l'écoutait attentivement, se recroquevillant toujours un peu plus sur elle-même car le froid commençait à la pénétrer.

   Mais le masque vert s'interrompt, il voit qu'elle grelotte et remarque aussi que l'humidité pour ses circuits est mauvaise, il prend l'initiative de faire un feu. Il coupe du bois par chance sec, installe les bouts de manière très géométrique et enflamme le tout. Il invite ses deux compères à profiter de la chaleur nouvelle.

   Alice ne se fait pas prier. Elle s'accroupit en face du brasier, paumes en avant et souffle un « Merci ». Elle observe Meth et Aleph. Avec eux, il lui semble qu'elle apprend plus de choses en quelques minutes qu'en trois mois entiers.

      — Vous deux, vous ne vous séparez jamais, pas vrai ? Vous êtes complémentaires et indissociables. Où sont vos créateurs ? On ne voit pas tous les jours une intelligence artificielle se promener seule dans une église abandonnée, dit-elle d'un ton détaché.

   Les flammes se reflètent dans ses grands yeux noisette ; elle a oublié ses problèmes personnels, cette chose en face d'elle l'intrigue beaucoup trop et sa tête est envahie de questions à son sujet.