Il était une fois dans les docks épiques de Naniwa | pv Azraël

Si on était le premier passant du coin - bien qu'il y en avait très peu - et qu'on observait Mikhail, on ne pouvait en ressortir qu'avec un haussement de sourcils. En effet, ce dernier venait de se pencher violemment vers l'avant, main sur l’œil, comme si toute une armée de moustique venait de prendre son iris droit comme cible et de l'atteindre avec maestria.

Pire.

La fumée de sa cigarette venait de lui entrer dans l’œil. Et nomdidiou, il avait l'air con, mais ça en valait le coup de se contorsionner dans tous les sens pour atténuer la douleur - en fait non, ça ne valait pas le coup, mais il avait au moins l'impression de faire quelque chose pour atténuer le mal. Alors, la clope entre deux doigts, il se rapprocha des bâtiments aux façades vitrées pour admirer son reflet. Ou plutôt son œil rouge vif.

Un gros soupir s'échappa de ses lèvres. Cela faisait des jours, des semaines, voire des mois qu'il était plongé dans une profonde lassitude qui ne lui était pas habituelle. Lui toujours si curieux, si intéressé, lui qui ne s'était pas ennuyé un seul instant durant des décennies. Le voilà qu'il commençait à trouver la vie monotone.

Il tira une autre bouffée sur sa cigarette, tenue à bout de doigts fins et délicats, avec autant de finesse que la danseuse principale du Lac des Cygnes - le côté "fou du cygne noir" en option. Quoique. C'est délicat quand même.

Le mégot, il oublia ce qu'il en fit. Il était trop concentré sur l'eau pour s'occuper d'autre chose. Car ennui, chez un ange gris russe, ça veut dire "on-va-chercher-de-quoi-s'occuper-fissa, avant-de-se-finir-une-bouteille-de-vodka". Ce n'était pas son genre. Mais il pouvait très bien changer de genre - enfin, à ne pas prendre au pied de la lettre hein.

Ce qui l'avait conduit ici. Une fois, il avait lu dans un livre sans doute très instructif, rangé rayon Polar et Thriller, que les endroits glauques, désaffectés, où peu de monde passe étaient propices à ce que quelque chose s'y passe.

Au delà du stade de la naïveté coconne des anges, que Mikhail avait dépassé avec succès - du moins il en était persuadé - il y avait le stade du désespoir profond, ou plutôt du "je m'emmerde tellement que je suis prêt à voir toutes les propositions possibles et imaginables pour me sortir de cet ennui". Peut-être qu'il devrait recommencer à chercher un boulot. Moui. Peut-être.

Ou qu'il devait attendre juste un tout petit instant que le "Destin" ne le pousse à profiter d'un divertissement tout à fait intéressant.

« Salut Mike. »

À l'anglaise, forcément. Azraël trouvait la sonorité des prénoms russes particulièrement déplaisante à ses saintes oreilles, et avait prit le partit de changer la prononciation à son aise. Et qui aurait pu l'en empêcher, après tout ?

Assis sur un banc, le manteau jeté négligemment sur les épaules, tombant jusqu'à terre, froissé, l'air fatigué, l'archange faisait penser à un vieux cadre moyen obscur, sortis des tréfonds d'une anonyme multinationale. Ses cheveux gris et sa posture avachie renforçait encore cette impression, celle de l'humain lambda, sans importance, broyé par la vie ordinaire, qui s'y était fait, qui ne s'en faisait pas. D'une main négligente, il arrachait quelques miettes de pain dur d'un vieux quignon, qu'il jetait ça et là aux quelques pigeons qui s'attardait sur les berges, avant de s'envoler vers un tranquille refuge. La nuit était calme. Le clapotis lent et régulier des vagues fournissait un contre-point appréciable aux sirènes des navires qui naviguaient vers le soleil couchant. Au loin un groupe de vieillards décatis, les vêtements en lambeaux, se serraient auprès d'un mince feu de carton au cœur d'un bidon de fioul rouillé. De l'autre coté du canal qui s'enfonçait dans Naniwa, une bande de jeunes zonait, l'air désœuvré, attendant sans doute un coup à entreprendre, une occasion qui filerait devant leurs yeux. En arrière-plan, écho d'une chanson paillarde de dockers avinés dans une taverne du coin. C'était une nuit douce, tranquille, comme seuls les sites industriels déserts peuvent encore en offrir.

Une nuit idéal pour tuer.

Azraël jeta les quelques dernières miettes qu'il lui restait avant d'épousseter négligemment le revers de sa manche. Puis ils sortis de sa poche intérieure une fiasque qu'il porta à ses lèvres quelques instants, avant de la poser au bout de la latte de bois peinte, encore ouverte. Vapeur de scotch Single Malt. Une forme de respect.

« Installe-toi, je t'en prie. La nuit est belle. »

Voix douce et sans accroc, comme une évidence D'ordinaire, Azraël ne faisait pas tant de decorum quand il s'agissait de remplir la tâche qu'Il lui avait confié. Mais ce soir là, c'était différent. Mikhail et lui avait travaillé ensemble. Un peu plus même. Le gris l'avait secondé, il y a bien longtemps, lors de la pacification du Jourdain et de la destruction de Jericho. Le revoir, d'une certaine façon, revoir un ancien camarade après une trop longue absence. Tout cela méritait bien un peu plus qu'une simple exécution sommaire. Ils auraient pu être amis, quasiment, si ce n'était le nom qui était apparu dans le Livre des Morts. On ne transigeait pas avec la volonté divine.

« Cette scène, ça me rappelle Lisbonne. Tu y étais ? Un bon coin, Lisbonne, très belle ville. De beaux couchers de soleil, un peu comme celui-ci. Enfin... Avant qu'on arrive, évidemment. Mais j'ai eu le temps d'en profiter un peu. »

Triste ironie du sort, que les anges, soit-disant protecteurs de l'humanité, en fussent réduits à détruire chaque pouce de terre pour la sauver d'elle-même. Les cas de conscience étaient pour l'archange tout à fait annexes, mais ça ne les empêchait pas de resurgir parfois, au détour d'une soirée comme celle-ci, pour se loger dans son esprit tel une épine dans le pied.

Un peu comme devoir tuer un ami sur l'ordre d'un dieu distant. Dans l'ordre des choses, en somme.

Contrairement à ce qu'on aurait pu penser, il n'avait pas délibérément choisi la Russie. Un tas de circonstances aux détails plus ou moins intéressants - mais dont l'importance n'était pas moindre pour autant - l'avait amené à se "réfugier" au fin fond de la Sibérie. Certains y auraient vu un repli stratégique, mais Mikhail avait la particularité d'être assez honnête avec lui-même. Aussi il ne se leurrait pas quand à son côté lâche.

Même si son orgueil et sa curiosité pouvaient le pousser à être bien plus valeureux que le plus courageux des hommes. Mais pas des anges, soyons clairs - et cela, même si la notion de courage angélique restait à débattre.

Toujours était-il qu'on avait toujours écorché son nom. Entre les "Maïkeel" et autres phonétiques étranges, il avait fini par s'y habituder - à tel point que ses regards interloqués s'étaient peu à peu transformés en blasage intégral. Aussi, il aurait pu ne pas faire attention à ce "Mike" très british.

Mais ce fut la voix qui l'interpella.

Il l'avait déjà entendue. Et sa mémoire était toujours très vive. Calmement, il se tourna vers la provenance de celle-ci. Et le stress - du moins c'est ce qu'on disait, mais c'était plus par habitude mal contenue - lui fit sortir son paquet de cigarette et en griller une nouvelle.

« Installe-toi, je t'en prie. La nuit est belle. »

Le voix d'Azrael était presque trop douce pour que le russkov n'y voit pas un quelconque sens caché. Aussi il déclina l'offre en fixant l'intéressé dans un silence de mort - quel choix de mot précis, en l'occurence.

« Cette scène, ça me rappelle Lisbonne. Tu y étais ? Un bon coin, Lisbonne, très belle ville. De beaux couchers de soleil, un peu comme celui-ci. Enfin... Avant qu'on arrive, évidemment. Mais j'ai eu le temps d'en profiter un peu. »

Ce furent de longues secondes silencieuses, durant lesquelles Mikhail se contenta d'aspirer la fumée et de fixer son interlocuteur, pensivement. En fait, dire qu'il était pensif s'apparentait à l'euhphémisme, tant les questions fusaient dans son esprit et que ce devait encore être un miracle - bien piètre choix de mot ici - qu'il ait l'air si détendu et calme.

Aussi, lorsqu'il finit sa cigarette, il cala ses mains dans ses poches. Tranquillement.

- Lisbonne oui. J'en ai vaguement entendu parler, en fait. De la bataille je parle, je n'ai pas souvenir y être allé. J'étais coincé un peu plus au Nord, si tu vois ce que je veux dire.

Il pensait être explicite avec son accent plus bolchevik que le Kremlin pendant la Révolution d'Octobre.

- Si on m'avait dit que j'aurais la joie de te retrouver un jour.

Et il resta debout, détournant son regard pour fixer le clapotis de l'eau.

- Que tu le croies ou non, j'ai bien une petite idée de pourquoi tu es là. Enfin. Petite est un euphémisme bien sûr.

Un être aussi curieux et préventif que lui ne pouvait pas ne pas savoir ce qu'il en était d'Azrael. Bien sûr qu'il s'était renseigné, il n'était pas resté tout ce temps à se tourner les pouces sans plus jamais chercher à savoir ce qu'il en était de l'autre monde. Pour les anches "déchus", cela équivaudrait à devenir suicidaire. Surtout par les temps qui courrent.

Il haussa les épaules.

- J'imagine que c'est mon tour, hm ?

Il n'allait pas s'embarrasser de "on était amis, non ?" ou autres larmoyantes déclarations qui, si ce n'étaient pas leur but premier, auraient pu essayer d'attendrir Azrael. Mais il le connaissait trop bien pour savoir qu'attendrir Azrael, c'était comme rencontrer un irlandais sobre : une chose qui n'arrive à personne.

Mais qui sait, ça lui laisserait peut-être assez de temps pour s'enfuir comme un lâche. Bien que la fuite ne fut jamais une option viable avec l'ange de la mort.