Ashkore était curieuse. C’était une caractéristique qu’elle n’avait développé que très récemment, lorsqu’elle avait fini par sortir de sa prison de pierres, après 2000 ans. Avant cela, elle aimait déjà apprendre de nouvelles choses, mais avoir été coupée du monde lui avait donné cette soif de savoir en apparence inétanchable.
Oui, la dragonne était curieuse…et c’était sans doute pour cela qu’elle avait choisi la vie citadine de Naniwa à la vie d’ermite. Elle aurait pu se retirer dans une forêt ou une montagne quelconque et rester sous sa forme originelle. Cela serait sans aucun doute devenu lassant, mais ça aurait eu le mérite d’être pratique…

En effet, compliqué de trouver et de chasser du gibier en ville…

La belle femme soupira. Elle arborait un pantalon chic, noir, ainsi qu’un chemisier rouge et ses escarpins de la même couleur claquaient sur le carrelage du magasin. Elle dénotait sincèrement avec le reste de la clientèle et les regards, comme la plupart du temps, glissaient sur elle, à la fois admirés et craintifs. Elle, ne s’en souciait guère et avait d’autres préoccupations en tête. En l’occurrence, elle poussait deux charriots, zigzagant entre les allées du supermarché, désespérant de trouver un rayon viandes, charcuterie et poissons digne de ce nom. Elle était passée devant un petit étalage il y a quelques minutes mais celui-ci ne proposait que des petits morceaux de viande dite « hachée » et dont les emballages ne laissaient même pas voir la qualité de la chose. Histoire de goûter et de comprendre l’intérêt du fait que la viande ait été prémâchée, Ashkore avait pris une dizaine de ces sachets.

Maintenant, boucherie et poissonnerie étaient les objectifs principaux et à atteindre impérativement. Elle se laissa guider à l’odeur et à l’instinct et, lorsqu’elle trouva enfin le lieu tant désiré, ses prunelles dorées pétillèrent.
S’en suivit ensuite l’impressionnante commande de la demoiselle auprès du boucher. Entrecottes, steack, échine, pieds de porc, boeuf, volaille, la pin et bien d'autres encore, tout y passa. Quelques instants plus tard, elle allait remplir le second charriot chez le poissonnier du magasin et ce fut cette fois-ci au tour des crevettes, soles, homards, saumons, thons, etc...

Satisfaite mais doutant que le contenu des deux charriots lui fasse tenir plus d’un jour, Ashkore recommença à déambuler pour trouver d’autres en-cas potentiels, délaissant les deux rayons précédents quasiment vide et les employés médusés.
Saucissons, jambons et autres s’ajoutèrent à la pile de viande dont quelques paquets finirent par tomber, aux pieds d’un beau brun, auquel Ashkore offrit un léger sourire d'excuse…

Qu'est-ce qui pourrait se révéler pénible dans la vie d'un célibataire endurcit ? Certains lâcheraient sûrement « Ba, la bouffe ». Non non, quand on a assez de fric pour se torcher le cul avec, manger n'est pas un problème. Restaurants à foisons, cuisiniers particuliers et éventuellement des plats déjà tout prêts.
Le ménage ? Probablement. Mais quand un mec aussi ordonné n'a que rarement des problèmes d'hygiènes chez lui. De toute façon, son appartement ne servait que de « couverture » ainsi que de lieu de protection pour ses éventuels protégés. Il n'avait qu'une chambre dans lequel, oui, c'était un véritable bordel. Mais c'était plus un besoin qu'autre chose.
Le sexe ? Absolument pas. Avec une belle gueule, de l'argent et de la facilité à s'insérer dans n'importe quel milieu social, c'était probablement le dernier de ses soucis.

Non non.

21 ans, cheveux blonds ondulants et un corps à faire rêver n'importe qui. Certes certes, ce ne serait probablement pas difficile de s'en occuper si le problème n'était que d'ordre physique. C'était plutôt toute cette gentillesse et douceur qui émanait perpétuellement ainsi que son envie de faire la cuisine. Forcément, ça impliquait d'avoir les ingrédients. Et forcément, si ce dernier point venait à manquer à l'appel, fallait vite remplir le frigo, jamais plein quand il vivait tout seul, soi dit en passant. Mais lorsqu'on fut une étudiante occupée par ses examens qui approchaient à grands pas, il était difficile d'effectuer les courses nécessaires à la préparation des repas.
Et qui devait s'y coller ? Tritri !

Quoi de mieux lorsqu'on détestait les endroits peuplés que de fréquenter un supermarché en fin de journée ? Bondé par la population qui affluait en masse à la recherche de son repas de la soirée, on y trouvait de tout.
Les enfants qui pleuraient à chaudes larmes. Les travailleurs désagréables. Les étudiants et lycéens qui riaient et chahutaient. Et le pire, c'était ces foutus retraités qui venaient faire leurs courses à cette heure-ci ! Comme s'il n'y avait pas assez de monde. Son esprit imaginait déjà la scène entre les petits couples de retraité...

« Eh Mathilde, on fait quoi ce soir ? »
« Ba, on va faire chier les gens crevés au supermarché, Gérard ! »

Bref, tout ce qu'il fallait à un hybride pour se relaxer après une longue journée. Surtout que la nuit avait été courte, très courte...
Enfin, il pouvait l'avouer. Il adorait la présence de la blondinette. Ça mettait un peu de piment dans sa vie. Bien que, par moment, il aurait aimé ne pas avoir à effectuer ces tâches fastidieuses.

Encore habillé de son habituel costard noir et chemise blanche, il poussait le chariot, tentant d'esquiver les vieux, les enfants, les... étudiants. Il contrastait totalement avec la population présente qui était généralement de classe moyenne. Enfin, il en avait l'habitude.
Il fouilla dans les rayons, liste à la main. Avec un sens de l'orientation digne d'un type qui n'était jamais sortit de chez lui, il se retrouva cinq fois de suite au rayon fromage et trois fois de suite au rayon jardinerie. Une pelle lui lui rappela une désagréable sensation. Cette espèce de folle et son cimetière à la con. Tch...
Secouant la tête pour s'extraire ces vils pensées, il réussit à découvrir l'endroit convoité : viande. Il devait acheter de la viande de bœuf. Il chercha vaguement quelques secondes, n'y connaissant presque rien. Sauf que voilà, les étalages étaient quasiment vides. Il chopa quelques morceaux de viandes étiquetés « bœuf » au hasard et ne resta pas plus longtemps dans le coin. Il devait aussi acheter des brochettes pour faire des... bah des brochettes de bœuf.
Il se dirigea au hasard dans les rayons, laissant son regard longer longuement sur chaque petite étagère qui pourrait lui offrir son bonheur. Et alors qu'il était complètement concentré, quelque chose chuta à ses pieds.
Ses yeux fixèrent l'obstacle inopiné. De la viande. Des trucs divers et variés, dont la plupart il ne se souvenait pas en avoir vu un jour. « C'est quoi ce bordel ? », pensa-t-il en haussant un sourcil.

Son regard se leva pour comprendre et il croisa... une nana ! Diable, elle lui souriait. Ses pupilles noirs la dévisagèrent quelques instants. Son sourcil se leva encore plus haut lorsqu'il fixa les deux chariots remplient à rabord de viande. Ceci expliquait le grand vide dans le rayon boucherie et compagnie.
Globalement, il ne savait pas vraiment quoi penser. Soit cette nana avait peur qu'il n'y ait plus de viande sur terre dans les prochains jours, soit elle mangeait dix fois son poids par jour, soit elle comptait envoyer tout ça à une œuvre caritative pour les SDF ou un orphelinat. Vu que la première et deuxième solution étaient improbables, il se dit que c'était la troisième.

« Je vais vous aider. », lâcha-t-il d'une voix calme.

Rendant furtivement son sourire à la jeune femme, il se pencha pour attraper les paquets qui étaient tombés au sol. Gentleman jusqu'au bout, il serait même parti du principe de remettre le tout dans l'un des chariots. Mais dans lequel ? Les deux étaient remplis au point de se renverser à nouveau.
Lançant un regard à la jeune femme, il s'approcha d'elle.

« Je crois que si vous vous remettez vous-même dedans, ça sera plus facile. »

Il profita de cet instant pour mieux la détailler. Elle était plutôt bien habillée. Jolie corps. Des yeux à l'aspect plutôt agréables, contrairement aux siens qui semblaient complètement dénués d'émotions. Si ce n'est peut-être cette teinte qui prouvait qu'il n'était pas aussi jeune qu'il en avait l'air.
En faîte, en détaillant mieux, il se rendit même compte qu'elle portait des fringues relativement chers. Donc, il n'était pas le seul riche qui avait besoin de se fournir dans des endroits comme celui-ci ?

Il y avait de quoi avoir l’air étonné et un brin contrarié quand des paquets de viande vous tombaient à moitié sur les pieds. Ashkore ne s’offusqua donc pas du haussement de sourcil du jeune homme. Elle laissa le regard de ce dernier glisser sur elle et prendre l’air encore plus surpris en voyant les deux chariots qui débordaient. L’homme réagissait parfaitement bien face à la situation, qui n’était pas des plus complexes, je vous l’accorde, mais qui dans certains moments, avec certaines personnes, pouvait vite devenir un cauchemard. Non non, là au contraire, il était calme et posé et lui proposa, quasi immédiatement, son aide pour ramasser les paquets tombés. Un véritable gentleman. Ce qui ne manqua pas de plaire à la dragonne, qui l’observa faire avec un plaisir non dissimulé.

Elle fit un pas vers lui en même temps qu’il s’approchait pour lui rendre sa viande, apparemment confus et ne sachant pas trop où reposer tout ça. Ashkore effleura la main de l’homme du bout des doigts et récupéra son dû, un sourire satisfait perché sur ses lèvres joliment habillées de rouge.

« Merci… murmura-t-elle presque, j’ai les yeux plus gros que le ventre mais l’estomac certainement plus gros que ces charriots et leurs contenus réunis…si j’avais un troisième bras, j’en prendrais bien un autre. Avec seulement deux, tout déborde… »

La phrase avait été lâché de façon tout à fait anodine, comme si ce qu’elle venait de dire était tout à fait normal et logique. Oui, elle avait avoué avoir un bon appétit, et après ? Rien de bien dramatique là dedans…
Par contre, c’était sa voix qui l’avait encore faite grimacer intérieurement. Grave, profonde, forte et pourtant envoutante…elle n’avait encore jamais entendu un humain parler comme ça…comme elle. De ce fait, la dragonne avait l’impression d’être percée à jour aux moindres de ses mots.
Un peu inquiète de savoir comme l’autre allait réagir, ses yeux d’or se plongèrent dans la noirceur de ceux de son vis-à-vis. Pendant une fraction de seconde à peine, ses pupilles devinrent deux grandes fentes. L’instant d’après, tout était normal, laissant croire à qui avait vu se produire le phénomène, que tout ça n’était que le produit de son imagination.

A part ce léger incident qui lui fit de nouveau grincer les dents, Ashkore continua de balayer le regard du gentleman. Les prunelles sombres semblaient avoir vécu et vu défiler d’inombrables années. Le poids de plusieurs décénies, voire de siècles, se réflétait à la surface des ces iris. Un regard vieilli, terne et triste, un peu blasé et fatigué.
C’était, en quelque sorte, le parfait inverse de ce que reflétaient les yeux de jeune femme. Elle avait sans doute vécu plus longtemps que lui et pourtant, rien du temps passé n’avait altéré sa vision sur le monde. Presque rien. Ashkore avait vu la guerre, celle de ses congénères, qui les avaient tous conduit à leur perte. Elle s’était réveillée dans un monde où elle était sans doute la dernière des siens et où 2000 ans n’avaient pas suffit à effacer tous les ravages que les batailles avaient causé.
Malgré ça, elle s’était relevé et avait décidé d’affronter et de découvrir les merveilles que la Terre pouvait offrir. Elle avait vaguement entendu parler qu’une guerre avait fait nombre de dégats sur toute la surface du globe mais, elle repoussait sans cesse les occasions où elle avait la possibilité d’en apprendre un peu plus sur cette période. Ignorant donc encore une grande partie de l’Histoire, la dragonne arborait en premier plan un regard pétillant et curieux. Sa tristesse et son grand âge restaient au second plan, visibles uniquement pour ceux qui arrivaient à soutenir le regard mystérieux assez longtemps.

En tous cas, l’homme en face n’avait pas l’air de quelqu’un prêt à baisser les yeux pour une broutille. Ce fut d’ailleurs Ashkore qui rompit le contact visuel, après ce long silence, pour baisser ses prunelles dorées sur les paquets qu’elle tenait dans les mains à présent.
Elle fit une légère moue en constatant l’empilement anarchique des autres emballages puis se résigna. Cela lui faisait mal au cœur, elle avait déjà l’impression d’entendre son estomac protesté alors que la phrase n’était pas encore sortie d’entre ses lèvres, gourmande comme elle était, mais tant pis…

« …je pense que je ne vais pas pouvoir les remettre sans qu’ils ne retombent aussitôt. Vous faites des achats vous aussi, non ? Peut-être les voulez-vous ? » dit-elle en retendant légèrement les sachets de viande tombés vers son interlocuteur.