« Connerie. »
Le vieil homme, assis contre un mur, regardait le sang – son sang - d’un rouge sombre se répandre lentement sur les pavés des docks pour glisser jusqu’à l’eau noirâtre, boueuse, salie par les détritus. Le liquide pourpre, encore chaud, fumait légèrement à cause de l’air froid de cette soirée d’hiver, et s’écoulait avec paresse d’entre les doigts crispés sur la cuisse. Sous la main, la plaie, peu profonde mais fraîche et vivace, palpitait doucement.
Cette fois encore, Siem avait dû essuyer la charge d’un ange qui s’était senti en danger face à lui, clover que la haine maladive rendait un peu trop instable. Cela n’arrivait pas tous les quatre matins, heureusement, et d’ordinaire, l’homme avait tout de même encore assez de jugeote pour se détourner des confrontations s’il les devinait trop risquées. Mais ce soir…le noiraud avait été plus rapide, plus fou, blessant celui qu’il considérait comme un agresseur, avant de prendre la fuite.
Saloperie d’emplumé.

Le souffle glacial finit par tirer l’homme de sa contemplation, s’engouffrant dans le long manteau râpé et mordant par la même occasion la chair meurtrie. Avec un rictus de douleur et de rage - peut-être d’un peu de tristesse et de fatigue aussi - il remonta le col de son imper usé et entreprit de rentrer chez lui, moyennement désireux de se trouver transformer en glaçon à force de rester pitoyablement avachi sur le sol.

Le clover marchait d’un pas qui se voulait pressé sans vraiment l’être, ralenti à cause de sa blessure à la jambe. Bien qu’il ait passé la soixantaine d’années depuis quelques temps déjà, il n’était pas habitué à devoir adopter une allure si faible. Siem était un homme qui, même après la guerre, avait continué d’entretenir son corps. Alors bien que son âge et sa condition d’être humain bidouillé étaient là pour l’empêcher d’avoir une forme olympique, on ne pouvait décemment pas classer le retraité comme un papy voûté et cabossé.
Quelques flocons vinrent s’écraser contre les verres orangés des lunettes, et la grande silhouette essaya d’accélérer un peu plus le pas, une grimace mécontente naissant sur son visage. Quelle plaie, la neige…tout juste bonne à vous faire rentrer chez vous trempé et à vous faire attraper la mort.

Il passa le seuil de l’immeuble décrépi une quinzaine de minutes plus tard. Il avala les deux étages qui le séparaient de son appartement aussi rapidement que possible, puis tourna enfin la clé dans la serrure. La porte s’ouvrit sans un grincement sur le logis obscur. Avec la nuit tombée et les lourds rideaux tirés, seuls filtraient quelques rayons de lune et lueurs de réverbères.
Malgré la pénombre, Siem n’alluma pas les lumières. Il claqua la porte avant de retirer manteau, chaussures et habits mouillés et de les balancer négligemment dans un coin. Ceci fait, l’homme partit trouver refuge dans la petite salle de bain.
De fines gouttelettes d’eau parsemaient ses cheveux gris, coiffés en arrière, et ruisselaient jusque dans sa nuque. Les lunettes de soleil à la couleur improbable abandonnées sur le rebord de l’évier, il s’empara d’une serviette et se sécha énergiquement la tête avant de jeter un coup d’œil dans le miroir. Ses yeux vert foncé observaient le visage qui se dessinait dans la glace, sans une once de pitié.
Dur avec lui-même tout autant qu’il l’était avec les autres. Ça avait toujours été comme ça. Cela s’était simplement renforcé après le meurtre de son frère par un ange sur le champ de bataille, après sa candidature volontaire pour devenir un clover. Parce que ce n’était pas en pleurant que l’on vengeait ceux que l’on aimait mais en s’en donnant les moyens.

Ainsi la rancœur remplace la tristesse.

La guerre contre les « petits culs bénis » n’avait pas duré assez longtemps à son goût. Envoyé sur le front à Naniwa une fois ses nouvelles capacités créées, il ne s’était écoulé qu’un an pendant lequel il avait pu combattre et tuer ces piafs en toute impunité. Puis ça s’était tassé…« Restez tranquille. » qu’on lui avait dit. La bonne blague… Maintenant il se retrouvait limite à devoir fuir la queue entre les jambes chaque fois qu’il croisait un ange, alors que sa seule envie était de les voir disparaître de la surface du globe. Frustrant et blessant.

Une douche, quelques verres d’eau et mastications de vieux tabac plus tard, avec en prime un bandage tout frais autour de la cuisse, Siem rejoignait le vieux matelas en poussant un soupir de satisfaction. Il dormirait mal, comme toutes les nuits, il le savait. Mais au moins avait-il l’espoir de retrouver l’image radieuse de son jeune frère qu’il avait gardé dans ses souvenirs.