Rester planté là ? Non... non ça n'était pas vraiment dans les projets de Belaam. Comprenant qu'il était arrivé à la fin de sa filature, suite aux paroles de son drôle d'ami emplumé (enfin, ami, tout est relatif) mais également parce qu'il s'était arrêté devant un immeuble particulièrement miteux, le Démon ne prit plus la peine de se faire discret et enjamba le carton d'un sdf sans adresser à ce dernier le moindre regard. La misère, il avait bien connu ça. En des temps où elle était bien pire et presque généralisée. C'était probablement pour ça qu'il n'avait pas eu honte à habiter le corps de ce junky. C'était presque banal. Dépaysant, certes, mais banal tout de même.

-Les seuls oiseaux qui me font peur sont les Fils du Ciel, vêtus de leurs plumes blanches et de leur foi inébranlable. Le paysage qu'offre cette ville est étrange, mais n'est en rien dérangeant pour les créatures de mon espèce. Nous pourrions proliférer ici.

Le regard du Démon suivit la silhouette du faux Ange qui entrait dans le bâtiment lugubre. Il ne fallait pas qu'il laisse s'échapper le seul repère qu'il avait réussi à trouver dans ce monde nouveau. Comme un rat sur un bout de bois en pleine mer, Belaam s'accrochait à la vue de ce drôle de personnage depuis qu'ils avaient quitté le parc, craignant qu'il ne s'évapore mystérieusement.

-Comment es-tu arrivé ici ? Pourquoi résider parmi les plus bas des hommes ? Le paradis, ça doit être tellement mieux.

Certainement mieux que l'Enfer en tous cas. Belaam avait toujours eu beaucoup de mal à trouver du charme à ces multitudes de contrées plus terribles les unes que les autres dont les corridors étaient hantés par les âmes damnées. Non vraiment Belaam préférait la surface de la Terre, mais pas ce genre de quartiers. L'opulence était beaucoup plus attrayante, et c'était tellement facile de se glisser dans celle durement gagnée par la poignée d'être humains qui y étaient arrivés. Ah, les coussins de velours, les literies de soie, les bains chauds et la nourriture à foison... Rien que d'y penser, le pauvre résidu démoniaque resté trop longtemps dans son urne en frémissait d'impatience. Malheureusement, il allait devoir patienter un peu. Il y avait fort à parier que cet Aniel vive plutôt dans la sobriété, voire dans la misère !
Sur cette dernière pensée, le Démon s'aventura à son tour dans l'immeuble, laissant son regard blasé se poser sur les défauts du bâtiment, tout juste bon à abriter la vermine.

Belaam était plutôt étonné qu'on le laisse aussi facilement entrer en territoire ennemi. À peine venait-il de rencontrer cet Aniel que l'intéressé l'invitait à visiter son humble demeure. Certes, c'est le petit Démon sournois qui l'avait suivi jusqu'à son antre, mais s'effacer ainsi pour le laisser passer témoignait d'une bonne volonté surprenante de la part d'un Ange (ou du moins d'une créature qui y ressemblait assez pour laisser Belaam sur le qui-vive).

-Ici il n'y a rien qui pourrait être volé il me semble. En revanche je suis encore un peu maladroit avec ce corps...

Pour illustrer ses propos, la créature ancrée dans le junky se contorsionna, tant et si bien qu'on aurait pu penser qu'il s'adonnait à un genre nouveau de danse tribale. Involontairement, son coude droit heurta le mur du couloir, trop étroit pour ce genre d'exercice. Entendant le bruit et craignant les foudres soudaines de son collègue (collègue d'un point de vue surnaturel, au milieu des humains et des bêtes), Belaam en perdit son latin et bredouilla une vague excuse avant de pénétrer dans la première pièce qui d'après les ustensiles vaguement semblables à ceux de son temps, devait être la cuisine.
Et ce fut là qu'un souvenir assailli l'esprit démoniaque. Celui de la nourriture humaine. La bonne bouffe, les banquets et les buffets, les plats mijotant des heures durant avant de délivrer enfin dans la bouche ce fumet de saveurs que les hommes n'appréciaient pas assez, plus par manque de capacités physique que par bêtise pour une fois.

-Oh !

L'exclamation s'échappa toute seule d'entre les lèvres sèches du corps drogué, et du regard le Démon parcouru l'endroit, sentant l'appétit monter. Certes, rien ne valait le parfum sauvage des âmes humaines rongées de vice, mais Belaam n'en était pas moins curieux soudainement de découvrir tout ce que ce monde pouvait lui donner.

-Tu te nourris toi-même. Tu as un logement sur Terre. Vraiment étrange venant d'un Ange.

Peut-être, songeait Belaam, peut-être que cet Ange là était raté, trop humain, trop bas pour perdurer aux cieux, tant et si bien qu'il se voyait contraint de traîner dans les rues avec les pauvres hommes. Mais comme on lui avait laissé entendre que les questions étaient malvenues et qu'elles n'auraient pas de réponses, le fils des Enfers préféra attendre que la vérité vienne d'elle-même.
Abandonnant la cuisine, après s'être difficilement retenu de fourrer son nez partout, Belaam s'en fut explorer les autres pièces. Le tout n'était pas très grands, et il songea que vraiment la condition d'Aniel était particulièrement mauvaise sur Terre, et que peut-être il l'avait mérité. Une chose était sûre, le résidu démoniaque viserait plus haut pour sa propre réexistence parmi les hommes. Il valait mieux que ça, mieux qu'un Ange ascète, mieux qu'un célestin raté et déprimant. À la fois satisfait et déçu de sa visite, le Démon ricana un peu avant de se remettre à observer silencieusement le maître des lieux.

Avec un tel sourire, c'était sûr qu'il lui préparait un sale coup. Belaam dévisagea le drôle d'ange en face de lui et sentit ses tripes se nouer. Il avait baissé sa garde, et allait le payer à présent. Il aurait presque fermé les yeux pour anticiper le coup, mais non.
Et puis finalement il s'en tira vivant. Oh il aurait bien quelques bleus supplémentaires, mais finir dans ce grand bac et se prendre de l'eau froide sur la tronche, il y avait pire comme punition. C'était même presque une nouvelle source d'émerveillement pour le Démon qui s'empara des flacons et bouteilles qu'on venait de lui lancer.

-Qu'est-ce que c'est que tout ça ? Est-ce comestible ? À moins que cela ne serve à de quelconques sortilèges, pas très efficaces cela dit.

Un « lave toi » sec révéla finalement à Belaam le but de cette entreprise. Si ce n'était que ça...
La créature démoniaque s'empressa de se débarrasser des vêtements du junky, qui puaient sévère il faut l'avouer, et renifla les flacons un à un. Comme il lui impossible encore de comprendre la langue de ce pays et de cette époque, il n'y avait d'autre moyen pour lui que de se fier à son instinct. Qui était particulièrement mauvais pour ce qui concerne le bain, il faut croire. Mélangeant un peu de gel douche avec un peu de shampoing, le voilà qui se tortille dans tous les sens pour frotter chaque parcelle de son corps, testant par la même occasion la souplesse de son hôte.

-Oh.... OH par toutes les putains ! Cria-t-il soudainement.

Du temps où Belaam semait la pagaille sur Terre partout où il passait, non sans profiter des petits plaisirs humains par la même occasion, les produits dont on se servait pour se laver étaient loin d'être vraiment moussant. Or qui dit moussant dit aussi très pénible à rincer, et voilà notre infortuné Démon qui en faisait l'expérience (parce que oui, le gel douche dans les cheveux ça mousse énormément, surtout mélangé avec du shampoing). Le visage à moitié dissimulé derrière une foule de bulles et de savon, il souffrait mille peines du côté de ses jolis petits yeux (sentez bien l'ironie là dedans, un démon a déjà l'oeil rougeoyant d'ordinaire alors imaginez si en plus il choisit un hôte camé et en grave manque de sommeil). Il lui fallut un certain temps avant de se débarrasser du maudit produit, et il s'empressa de sortir de la baignoire. Une serviette de douche traînant par là, il s'en empara pour achever de soulager son visage meurtri, et retourna chercher cet Aniel qui laissait un Démon se baigner chez lui. Drôle de personnage vraiment.

Il le trouva dans la cuisine en train de s'occuper de sa plaie. Peut être pas le meilleur moment pour pointer le bout de son nez. Et pas que ça, étant donné que notre odieux petit personnage arborait avec malice son entière nudité, espérant secrètement mettre mal à l'aise le drôle de rejeton du saint patriarche. Le tout sans prononcer un mot. C'était toujours bien plus drôle comme ça. Un silence pesant, très pesant, aurait tôt fait de déstabiliser l'autre idiot. On pouvait éventuellement y voir un moyen de prouver qu'il n'avait pas peur, le Belaam. C'était faux, évidement, il ne savait toujours pas sur quel pied danser avec l'autre emplumé. Au moins avec ça il serait fixé.

Belaam ne répond pas. Belaam n'écoute même pas, en fait, il est bien trop occupé à contempler ce nouveau miracle de la vie moderne. La cafetière.
Le Démon plisse les yeux, sursaute aux premiers bruits louches, puis s'habitue au ronronnement de la machine qui crache de café à l'intérieur d'elle même. Il ne peut pas s'en empêcher, comment contrôler la fascination suscitée par une invention pareille. Sa nature démoniaque faisait fourmiller d'idées son cerveau gorgé d'imagination. On pourrait faire de grandes choses avec une machinerie pareille.
Tendue sur le bout de ses lèvres, la question « qu'est-ce que c'est ? » ne fut pourtant jamais prononcée. Belaam n'était pas particulièrement intelligent mais il savait qu'il valait mieux ne pas avouer ouvertement qu'il ne comprenait rien à cet objet. Car pour que l'Ange Aniel s'en serve avec autant de négligence, c'était qu'il n'en avait plus rien a foutre de cette chose.

Et puis quand il eut fini de dévorer l'appareil du regard, toujours nu et sans complexes, le Démon reporta son attention sur la tasse de café. Non, Aniel n'existait plus, ce qu'il faisait et disait était de maigre importance.
Café.
Qu'est-ce que pouvait bien être ce breuvage... Très chaud, de toute évidence, grâce à la machine. Et ça sentait fort, une odeur acre, sombre presque si cet adjectif pouvait qualifier un parfum. Quelque chose de familier à Belaam sans pourtant qu'il en ai jamais senti de sa vie. Oh, quoi que ce soit cette chose avait sûrement quelque chose à voir avec l'Enfer.
Il s'empara de la tasse en ignorant le contact vraiment très chaud contre les paumes de ses mains. Après tout ce n'étaient pas vraiment les siennes et à l'heure actuelle il ne se souciait guère de leur bon état. Ses narines s'emplirent du fumet si coriace du « café » et il le porta à ses lèvres, juste un peu pour goûter. Aniel en buvait bien, lui, ça ne devait pas être mauvais.

-Hm... Café... Café...

Un sourire discret mais non moins crétin s'afficha sur le visage de Belaam qui se redressa fièrement et s'en fut dans la salle de bain chercher les vêtements que lui avait destiné Aniel. Il se sentait ragaillardi, heureux, impatient même. Rien que le « café », apparemment bien ancré dans le quotidien de l'Ange, lui laissait envisager tout un monde de possibilités. Un monde qui l'attendait, prêt à être cueilli.
Enfin, cueilli... Débrousaillé, disons plutôt, pour éviter au Démon déjà peu en forme d'avoir l'air plus pathétique.

-Aniel, je ne sais pas ce qui tu es ni ce que tu comptes faire sur cette Terre...

Il parlait d'une voix forte, quoi qu'éraillée (il avait la gorge dans un sale état le junky) depuis la salle de bain tout en s'habillant, s'arrêtant parfois pour inspecter de plus près certains éléments qui lui étaient inconnus. Un rien l'émerveillait.

-Mais je crois bien que ce qu'il y a dehors m'attend. Tout ce qu'il y a dehors.

Il revint toujours aussi guilleret (ce qui, chez un Démon, se traduisait par un regard d'illuminé et une bouche ouverte presque souriante. Ça n'a pas l'habitude d'être guilleret un Démon quoi) et tapota la tête de l'angelot. Comme s'il s'était agit d'un chien. Belaam aimait bien les chiens, peut être qu'Aniel, s'il s'avérait effectivement inoffensif, pourrait devenir sa bestiole de compagnie (oui on peut toujours rêver).