C’était un drôle de ciel que celui suspendu au-dessus de Naniwa ce jour-là. Un ciel uniformément recouvert d’une couche grise et homogène, un gris qui cachait tout, absolument tout, sauf la lueur diffuse d’un soleil lointain. La lueur qui traversait l’épaisseur nuageuse ne parvenait qu’à déverser sur la ville une lumière blafarde et glauque, enveloppant les choses et les êtres d’une impression de flou, d’incertain. Une très fine bruine tiède tombait également, commençant à détremper tout ce que les fines gouttelettes touchaient.
Les uns et les autres se préparaient déjà à s’abriter lorsque tomberait l’averse et éclaterait l’orage.
Aliora, quant à elle, ne se souciait pas le moins du monde de ces choses-là. La pluie lui était tout aussi indifférente que tout le reste. Elle avait passé des hivers entiers à l’extérieur, uniquement vêtue de ses habits si caractéristiques, sans que jamais le froid ou l’humidité ne l’atteigne. C’était l’avantage d’être encore d’essence divine, même noircie et corrompue au-delà de la rédemption. De son unique œil valide, elle observait les hommes et les femmes qui se hâtaient de ranger leurs affaires, remontaient les cols de leur veste pour protéger leur nuque, pressaient le pas vers des lieux plus abrités. Aucun ne voulait se laisser surprendre par les premières trombes d’eau. En silence, l’ange noire les jugeait et les trouvait parfaitement ridicules.
Affreusement normaux, terriblement prévisibles.
Détournant le regard, elle reporta son attention sur la fine ligne de l’horizon devant elle, et se décida enfin à prêter attention à l’endroit où ses pas l’avaient menée.
Un temple.
L’endroit était calme et paisible, et dégageait quelque chose de particulier. De sacré, à vrai dire. Cependant, rien à voir avec l’aura particulière que dégageaient les églises. Ici, on célébrait un autre culte, on vénérait d’autres dieux que celui qui avait envoyé ses légions sur la Terre. Une brise délicate se mit à souffler, agitant légèrement les cheveux torsadés d’Aliora. Loin d’être apaisée, elle était néanmoins un peu plus calme que d’ordinaire. A croire que plus elle se tenait éloignée de ce qui avait à trait à ses anciens frères et sœurs, mieux elle se portait. Cela faisait un moment déjà qu’elle n’avait pas eu de crise. Pas de rire hystérique, pas de tics douloureux, pas de souvenirs atroces venant torturer son esprit.
Pas d’enfant sur son chemin pour lui rappeler le passé.
Sans un regard en arrière, la jeune femme continua son chemin.

Ses grandes bottes noires effleurèrent sans bruit la surface du chemin de pierres plates menant à l’édifice principal. La bruine continuait de tomber, sans relâche, de plus en plus forte, jusqu’à ce qu’enfin elle se change en averse. L’eau était toujours tiède, pas désagréable à vrai dire. Aliora avança encore dans l’enceinte du temple, et puis finalement s’arrêta en plein milieu de l’allée. Immobile, seule sa respiration calme et régulière laissait entendre qu’il s’agissait d’un être vivant et non pas d’une statue.
Puis, doucement, l’ange leva la tête vers le ciel. Son regard borgne tentait de percer les nuages, d’apercevoir les êtres honnis volant au-dessus de sa tête, d’apercevoir un minuscule fragment de ce Paradis qui avait été sa maison et dont les portes lui avaient été fermées à jamais. Elle tentait d’apercevoir ce Père qu’elle aimait encore, se demandant pourquoi, ô pourquoi il avait laissé ses enfants lui faire ça, pourquoi il leur avait permis de descendre de leur demeure céleste pour venir se mêler des affaires des créatures de chair et de sang.
Les épaules redressée, la tête résolument tournée vers le ciel gris, indifférente à la pluie, Aliora attendait sans rien dire quelque chose qui ne viendrait jamais.

Aliora ne réagit pas à la voix qui s’était adressée à elle. Non pas qu’elle ne l’eut pas entendue, mais elle ne prit pas la peine de bouger pour le signifier. Ces quelques mots avaient pourtant claqué dans son esprit, presque désagréables, se glissant entre les notes de la mélodie des gouttes de pluie tombant sur le sol, les plantes, le toit du temple.
Ce qui attira beaucoup plus son attention, en revanche, ce fut l’aura que dégageait la femme qui l’interpella tout particulièrement. Une aura tellement familière qu’elle sentit son échine se hérisser l’espace d’un instant, parcourue d’un long frisson. C’était des relents de Grâce, une Grâce qui avait grandement perdue de sa pureté mais n’était pas encore irrémédiablement corrompue, pas encore destinée à l’oblitération dès que ce vaisseau de chair aurait été anéantit.
Pas une ange blanc, mais pas une ange noire non plus. Un entre-deux précaire, une grisaille qu’elle-même avait traversée il y a longtemps, très longtemps, avant de basculer du mauvais côté de la Balance.
Quoi qu’il en soit, la jeune femme ne considéra pas son interlocutrice inattendue comme une menace, ni comme une cible. Elle n’éprouvait de haine que pour les anges blancs. Toutes les autres créatures, divines comme terrestres, n’avaient droit qu’à son indifférence la plus froide.

Restant encore un moment sous la pluie, immobile, l’ange noire finit par se mettre route de sa démarche calme, s’avançant vers l’entrée du temple. Elle fit l’effort d’ôter ses grandes bottes noires, révélant ses bas sombres et ses jambes, fines et élancées, jusqu’aux genoux. Elle fit quelques pas dont le bruit mourut dans l’atmosphère si particulière du lieu, comme si le silence arrivait à étouffer tous les sons qui seraient venus le parasiter. Son unique œil visible observa discrètement les différentes décorations, l’architecture, l’univers dans lequel elle évoluait maintenant, dont l’ambiance différait tant de l’austérité et de l’arrogante majesté des églises et des cathédrales. Le lieu de culte et de prières, a contrario de ceux des chrétiens, n’était pas construit de sorte à écraser les fidèles sous le poids des pierres et du regard de Dieu. Celui-ci était beaucoup plus ... calme. Bien plus paisible. A tel point que cette sérénité avait presque réussi à se frayer un chemin dans le cœur d’Aliora.
Presque.
La silhouette gracile de la demoiselle glissait en ligne droite, doucement, sans jamais qu’un de ses pas sois plus rapide que le précédent.
Elle se retrouva enfin devant l’autel, immobile une fois encore, son regard borgne détaillant tout ce qu’elle voyait, tout ce qui se trouvait dans son champ de vision.
Elle sentit l’aura si grise de l’autre enfant du Ciel revenir près d’elle. Doucement, elle demanda :

- Qui est honoré ici ?

Sa voix était calme, posée, agréable à entendre, mais d’une neutralité et d’une froideur presque sinistres.
Elle se demandait bien quel dieu pouvait être vénéré en ces lieux, quel était son nom et s’il avait des enfants aussi cruels que les Anges, ou s’il était aussi miséricordieux que son Père. Elle ne savait pas du tout si quelqu’un d’autre se trouvait au temple aujourd’hui à part sa sœur presque aussi déchue qu’elle, et ne s’en occupait pas le moins du monde. Peut-être, juste peut-être, que pendant quelques instants, elle paierait un peu plus attention à la jeune femme debout à ses côtés.

Sans être frappée de stupeur, l’ange noire debout devant l’autel du temple inconnu ne manqua pas d’être quelque peu surprise par les propos de sa consœur.

- Personne ? demande-t-elle de sa voix calme et neutre.

Le fait qu’il n’y ait pas d’idoles à vénérer, pas d’images devant lesquelles s’agenouiller et prier une ou plusieurs divinités pour s’accorder leurs faveurs lui semblait presque incongru. A qui s’adresser dans un lieu de culte sinon à une puissance supérieure dont on espère obtenir protection et bienfaits ?
Les esprits de la nature et de toutes choses, lui dit-on. La jeune femme pencha doucement la tête sur le côté, son œil fixé sur les décorations autour d’elle. Elle prit quelques secondes de son temps pour observer un peu mieux le lieu dans lequel elle avait mis les pieds. Pas de statue, pas de symbole plus fort que les autres – rien de ce que l’on peut observer dans les églises. Plutôt qu’un édifice et des emblèmes écrasants, tout semble avoir été construit et agencé pour être le plus en harmonie possible. Elle se surprit à trouver cela reposant. Comme si elle se tenait dans une bulle en dehors du monde, loin du chaos ambiant et des monstres qui rôdent à l’extérieur de ces murs.
Lorsque la femme qui l’a accueillie se présente, Aliora a un léger moment de réflexion.

- Sabriel ... dit-elle pour elle-même, presque dans un souffle.

Baissant la tête pour pouvoir regarder son interlocutrice, elle la détaille rapidement. Le nom éveille en elle de très lointains souvenirs : les images d’un ange grand et fort, d’un homme aux ailes blanches et aux yeux fiers.

- Tu as changé.

La phrase lui a échappé. Cela dit, elle n’a pas fait beaucoup d’efforts pour la retenir. Elle ne sait pas si Sabriel se souvient d’elle, et ne se préoccupe pas plus que cela de la question. Tout ce qu’elle sait, c’est que désormais, elle a les ailes grises, et donc ne fait pas partie des anges qu’elle déteste.
L’ange noir penche légèrement la tête sur le côté.

- Pourquoi avoir choisi ce temple plutôt qu’un autre ?

Etait-ce l’atmosphère dégagée par le temple ou le fait qu’elle ait la possibilité de parler à quelqu’un qui ne cherche pas à la tuer après tant de temps à errer ça et là, Aliora n’en savait rien. Mais en cette après-midi pluvieuse, il lui sembla que les mots étaient moins pénibles à égrener que d’ordinaire.

Aliora observa Sabriel du coin de l’œil, fixant les mains de l’ange gris tandis qu’elle s’affairait à préparer son long fumeur, objet d’allure particulière que la jeune femme n’avait pas eu l’occasion de voir souvent. Elle l’écouta parler, attentive à ses réponses, silencieuse comme toujours, et parcouru du regard l’intérieur du temple, s’arrêtant sur les décorations épurées et élégantes, sur l’architecture harmonieuse, l’impression d’espace et de paix ... Sabriel avait raison : depuis que l’existence des anges et de Dieu avait été révélée au monde, toutes les religions autres que le christianisme avaient périclité, et la plupart avait même fini par disparaître. Pourtant, certains persistaient à vouloir croire en d’autres choses. Des hommes et des femmes estimaient que leurs croyances étaient compatibles avec les nouvelles données, ou bien n’en étaient pas affectées de toute façon ; ces gens étaient rares, mais vivaient bel et bien, et faisaient vivre avec eux leurs lieux de culte et leurs dieux.

- Ils ont toujours eu tendance à vouloir oblitérer ce qui ne leur plait pas – ce qui n’est pas eux.

Ce « ils » et ce « eux », sifflés calmement mais avec un mépris et une haine flagrants, désignaient bien évidemment les autres enfants de Dieu, les autres anges blancs bien pensant et trop désireux de suivre les ordres d’un Père auquel ils étaient dévoués corps et âme. Des êtres qu’elle exécrait au plus haut point et qu’elle aurait bien voulu faire périr de ses mains si en plus de la rage ils ne lui inspiraient pas une terreur sans nom. Et elle ne souhaitait pas mourir, pas encore, et certainement pas à cause d’eux ; maintenant privée de la moindre chance de Pardon, elle était condamnée à disparaître et retourner au néant dès lors que le dernier souffle de vie l’aurait quittée. Alors, en attendant, elle survie.
Elle fixa à nouveau Sabriel, plutôt curieuse de sa remarque concernant le fait d’être un soldat et de vivre comme on le désire. Elle mit quelques secondes avant de répondre à la question qu’elle lui posa.

- Je veux bien.

Toujours droite et les bras le long du corps, son unique œil balaya l’environnement une nouvelle fois, comme si ce simple fait lui permettait de trouver le calme suffisant pour parler.

- Pourquoi Lui en veux-tu ?

Aliora voulait savoir quels étaient les griefs qu’entretenait l’ange gris contre leur Père. Pourquoi est-ce qu’elle avait parlé de lui ainsi, et pourquoi est-ce qu’elle avait choisi de rester là, sur Terre, à voir ses ailes s’assombrir au fil du temps plutôt de d’essayer de remonter au Paradis.

- Mmmmh...

Observant du coin de l’œil sa congénère, Sabriel laissa paraître un visage vide de toute expression, n'en pensant cependant pas moins. A travers les paroles de l'ange déchue, il était évident qu'elle entretenait une haine farouche envers Leur Père. Et leurs frères toujours purs devaient surement souffrir aussi de cette colère contenue.

A l'inverse d'une partie des Anges Gris, et à l'inverse de beaucoup d'Anges Noirs, Sabriel ne cultivait pas de réelles rancœurs envers les Cieux. Ou plutôt, disons que cette rancœur, ressemblait plus à une relation conflictuelle entre un Père un peu trop absent, et sa progéniture désireuse d'attirer Son attention en Le faisant chier un maximum. On s'amuse comme on peut. Malgré tout, la moine connaissait tout de même l'état d'esprit dans lequel pouvait être le jeune femme en face d'elle, pour la simple raison qu'elle l'eut expérimenté fût un temps. Aussi ne savait-elle que trop bien que cette façon de penser n'était que pure perte d'énergie et auto-destruction inutile.

- Par ici.

Éludant la question d'un sourire serein, Sabriel traversa la salle de prière, glissant doucement sur le bois vernis, et ouvrit une porte coulissante menant à la partie privée du temple. Elle ne s’intéressa guère au beau paysage visible depuis le long couloir ouvert, ne faisant attention qu'au son de la pluie et au bruit des pas de sa visiteuse dans son dos. Pourtant, elle s’arrêta un moment, contemplant la fumée de son fumoir danser dans l'air froid.

- ...Ezahel.

Elle avait mis un peu de temps à s'en souvenir. Mais comment oublier l'histoire tragique de cette sœur ? Une histoire qui avait secoué grand nombre d'entre eux Là-Haut. Une histoire qui avait fait pleurer de douleur certains des leurs.

- Tu as beaucoup souffert. Tu sais mieux que quiconque qu'il est rude de faire resurgir ce genre de vieux souvenirs. Une pause. Une inspiration de tabac. Un silence calme et apaisé. Sa voix n'était ni accusatrice ni triste. Son sourire tranquille le prouvait. Tu as le droit de te reposer.

Pas de laïus sur l'inutilité de la haine, non. Pas maintenant. Sans lui laisser le temps de répondre, Sabriel ouvrit la porte suivant et précéda son visiteur dans la pièce. Un petit salon de réception traditionnel, au sol de tatamis et à la décoration sobre. L'ange gris l'invita à prendre place sur l'un des coussins disposé autours de la petite table basse.

Aliora attendit la réponse de Sabriel. Elle la fixait en silence de son seul œil valide, un peu curieuse à dire vrai, se demandant ce qui l’avait poussé à rester sur Terre alors que, si elle le voulait vraiment, elle n’avait qu’à demander pardon suffisamment longtemps et fort pour retourner au Paradis. Pourquoi vouloir rester dans le monde des humains, salit par la guerre et surveillé de très près par leurs frères et sœurs aux ailes blanches, alors que leur véritable demeure lui était encore accessible ?
Cependant, l’ange noire ne sut pas ce qui motivait l’ange grise. Cette dernière lui fit simplement signe de la suivre, ce qu’elle fit sans broncher. Son regard fixé sur le dos de la moine, elle avançait sans faire de bruit, ses pieds vêtus de bas sombres semblant glisser sur le sol. Elle s’arrêta lorsque son homologue le fit, prête à repartir avec cette dernière.

Ce fut ce moment que choisit Sabriel pour prononcer le véritable nom d’Aliora.
Entendre son patronyme céleste après tant de temps lui fit l’effet d’un coup de poing. Des souvenirs auxquels elle ne pensait plus s’imposèrent à elle avec brutalité – de bons souvenirs comme de mauvais.
Quelque chose d’endormi depuis longtemps s’éveilla tout doucement chez la jeune femme : une personnalité bien plus calme et émotive que celle qu’elle avait développé des siècles plus tôt. Un fin sourire vint étirer ses lèvres bleutées.

- Ezahel est morte il y a bien longtemps, il me semble. En tout cas, c’est la plus probable des explications.

Raccourci facile mais efficace, l’ange avait considéré que celle qu’elle avait été avant la trahison qui lui avait valu de se retrouver déchue était morte en même temps que sa famille. Elle n’y pensait pas la majeure partie du temps, mais maintenant que la moine avait tapé là où il fallait, elle se rappelait un peu plus attentivement de ce qui l’avait conduite à être comme ça – froide, peu loquace et un chouïa instable sur les bords.
Elle inclina la tête en guise de remerciement et, une fois passée dans une nouvelle pièce, pris place à l’endroit que lui désignait l’ange gris, assise sur ses talons et les mains doucement croisées sur ses cuisses.

- Je te remercie de m’offrir ce petit moment de répit. J’aurais cru qu’aucun autre ange ne voudrait m’approcher – je ne suis pas de très bonne compagnie en temps normal.

En temps normal, oui. Mais, pour une fois, Aliora cédait la place à Ezahel, dont la conversation et la fréquentation étaient autrement plus agréables. Tandis que Sabriel s’affairait à préparer le thé, l’ange noire regardait dans le vide, l’air pensive.

- Ezahel ... Cela faisait si longtemps que personne ne m’avait appelée comme ça – que personne ne m’avait appelée tout court, à vrai dire. Je pensais que mon nom s’était perdu avec ceux de tous les soldats morts durant la guerre. On se souvient rarement de nos morts, Là-Haut.