Il passait beaucoup de temps à Minami. Surtout depuis qu'il acceptait de faire des coupes à domicile. Tout le monde n'en bénéficiait pas, bien évidemment. Mais en l'occurrence, c'était pour cette raison qu'il s'était rendu dans le quartier. Puis il y avait traîné, son sac en bandoulière contenant ses ciseaux lui donnant l'air d'un étudiant perdu. Ce qu'il aurait pu être. Dans un autre monde. Dans une autre vie. Mais en ce temps et en ce lieu, il n'était qu'un pauvre affamé, qu'un junkie en recherche de sa dose. Qu'il finit par trouver. Il n'était pas censé pouvoir rentrer dans les bars, ou dans les boîtes de nuit. Mais ce soir, négocier son entrée fut des plus aisés. Guère satisfaisant, peut-être. Pour tout autre que lui certainement. Mais se plonger dans la masse grouillante avait fort bien rattrapé cette trop légère entrée en matière.

Il ne s'échappa de l'espace enfumé que des heures plus tard, transpirant, le sourire aux lèvres. Un peu mal-à-l'aise également. Il avait eu l'impression d'être observé, suivi, par un groupe d'hommes. Il n'avait rien contre les groupes, en règle générale. Mais leurs regards semblaient peser sur lui. Il avait l'impression d'être examiné. Et s'ils n'étaient pas simplement intéressés par ce qu'il avait à offrir? S'ils savaient? S'ils étaient envoyés par eux? Alors tout recommencerait... Les expérimentations, les tortures. L'élimination. Il était toujours aussi défectueux. S'ils remettaient la main sur lui, qu'adviendrait-il? Non, il ne pouvait pas laisser ça arriver...

Il était tellement paniqué, tellement effrayé, que pas un instant l'idée d'utiliser ses dons de Clover, pour se fondre dans la nuit ou s'échapper, ne lui avait effleuré l'esprit. Il se contentait d'accélérer le pas, se retournant fréquemment pour veiller à ce qu'on ne le suive pas. Rentrer, rentrer. Et peut-être, pour la première fois depuis qu'il était arrivé à Naniwa, depuis qu'il avait ouvert le 2L, il verrouillerait sa porte. Tant qu'ils ne le rattrapaient pas, tout irait bien...

Et effectivement, tout aurait dû bien se passer. S'il ne s'était pas trompé d'endroit. S'il n'avait pas pris à droite. S'il ne s'était pas retrouvé dans ce maudit cul-de-sac, à côté de cette boîte terriblement bruyante. Le Devil May Cry. Personne ne l'entendrait, s'il en croyait le volume de la musique qui s'en échappait. Il aurait encore pu faire demi-tour, bien sûr, à cet instant. Mais son esprit obnubilé ne voyait déjà plus d'échappatoire devant ce mur qui se dressait devant lui. Il perdit du temps, bien trop de temps, à essayer de se sortir de cette panique glaçante. A frapper inutilement ces briques. A lutter contre les larmes. Jusqu'à ce que les pas le forcent à se retourner. Il ne les avait pas semés... Oh non... Ils allaient le reprendre... Non...

Il s'était attendu au premier coup. L'avait attendu. Il n'en avait pas moins été douloureux. Son sac s'était écrasé au sol, la lanière coupée proprement par le couteau d'un des hommes. Un nouveau coup. Un troisième. Puis le bruit inquiétant d'une boucle de ceinture. Il était à genoux, à terre, retenu par deux hommes riant et alcoolisés dans son dos, pendant que le troisième lui relevait violemment la tête en lui tirant les cheveux, l'autre main toujours occupée à défaire sa braguette. Il entendit confusément, sous le sang qui rugissait à ses oreilles, qu'ils s'interpelaient. Ils ne le connaissaient pas. Ils ne le cherchaient pas. La panique reflua. Ils n'étaient pas envoyés par le laboratoire. Ne restait plus qu'un problème mineur... Ils n'avaient pas l'air prêts à s'arrêter en si bon chemin.

La résignation le gagne, agrémentée d'une bonne dose de peur et de souvenirs. Leurs mains sur lui, Ses mains sur lui. La sensation désagréable, poisseuse. Le tiraillement quand Il le plaque contre le mur, quand ils le plaquent. Il ne sait plus. Ne veut pas savoir. Ne peut plus réagir. S'est perdu dans un monde où il n'est qu'un enfant incapable de se défendre. Où il est enfermé entre des murs blancs. A leur merci. Un monde où l'extérieur n'a jamais existé. Un monde où il n'a jamais choisi. Un monde où il n'est qu'une marionnette...

Quelque chose perturbe le cours de leur action. Un imprévu. Il est toujours plaqué contre le mur. Mais tout semble s'être interrompu. Telle est la scène vue de l'extérieur. Dans la tête de Lise il n'y a rien. Ou plutôt, il y a déjà tout ce qui va se passer. Tout ce qui s'est déjà passé. Boucle infinie de souvenirs nés de la pression de ces mains, de Ses mains, de cette surface dure qui s'écrase contre son visage, de cette impuissance ressentie, de ce sentiment d'oppression, de peur. Non, pas de peur. C'est au-delà de la peur. C'est de la terreur pure. Et, malheureusement, tout au fond, de l'anticipation.

Il avait lutté avec force, à une époque. Il luttait sans conviction, ensuite. Il est résigné, désormais. Mais ce soir, quelque chose ne se déroule pas exactement comme ils semblent l'avoir prévu. Quelqu'un les a interrompus. Il ne se demande même pas s'il a vraiment l'air de la victime qu'il est censé être ou non. Il ne réfléchit déjà plus. Peine à faire la différence entre le passé et le présent, qui lui apparaît comme une simple illusion. Comme s'il avait crée un avenir où il serait à l'extérieur pour s'échapper de la réalité de ce qui lui arrivait, à l'intérieur. Après tout, s'était-il véritablement enfui? Ou était-il encore sur ce petit lit blanc, dans cette petite chambre blanche, à la merci de ces grands hommes en blanc?

Un choc le sort de sa torpeur, à demi. Il connaît ce brouillard dans lequel il évolue. Instabilité du suj... Il sait déjà. L'état de choc. Celui qui le vide de toute substance. Qui le fait constater qu'un molosse a mis en fuite ceux qui le tenaient. Sans leur soutien, il glisse doucement le long du mur. Ses jambes ne le supportent plus depuis longtemps. Il parvient à tourner un peu. Un test. Rien ne raccroche la brique. Il y est parvenu. Il s'écorche le bras. Son torse n'est plus protégé que par des lambeaux de t-shirt. Son pantalon est déboutonné, à moitié baissé. Des gestes automatiques le font le remonter, commencer à le... Du sang sur ses doigts. Ses sourcils se froncent. Première réaction.

Telle une avalanche, la réalité le frappe de plein fouet. Il commence à trembler. Fort. Sa respiration s'accélère, s'approfondit. Il sait pertinemment qu'il n'est pas blessé grièvement. Il croit même se souvenir de ce qui s'est passé. Ils ont utilisé un couteau pour découper ses sous-vêtements. Ils n'ont pas fait très attention. Il porte la main à son visage. Sa pommette est douloureuse. Sa mâchoire également. Il a la lèvre fendue. Un haut-le-cœur subi le prend. Pour ça au moins, son "sauveur" est arrivé trop tard. Il crache avec une grimace. Le reste de son corps refuse toujours de lui répondre, et les tremblements n'ont pas cessé.

Il tend une main incertaine. Tire à lui son sac. Il faut qu'il vérifie. Les ciseaux ne risquent rien. Mais les produits, les peignes. Il n'a toujours pas levé la tête vers la personne qui est "miraculeusement" sortie au bon moment. Il ne croit pas aux coïncidences. Comme il ne croit pas au Destin. Mais cette personne n'est pas importante pour le moment. Il ne peut pas travailler sans ses outils. Ses yeux s'écarquillent d'horreur quand il ouvre le rabat. Sur le goudron de la rue souillée, il étale les miettes de son téléphone, deux peignes brisés, des restes de flacon, ce qui fut un sèche-cheveu portatif.

Il tremble toujours. Mais cette fois, derrière la peur, derrière les souvenirs, il y a une pointe de colère. Il a lutté pour découvrir ce métier après sa sortie. La coiffure, paradoxalement, l'a aidé à sortir de... ce qu'il avait dû faire. Les petits-boulots, la prostitution. Il range précautionneusement les restes épars de ses affaires. Comme s'ils étaient intacts. Comme s'ils étaient précieux. Les tremblement s'atténuent. Il serre la mâchoire. Ce n'est pas agréable, mais la douleur l'aide à se concentrer.

Le souvenir d'une voix trotte dans son esprit. Quelqu'un lui demandant s'il allait bien. Il relève la tête. Voit la femme assise contre la porte du bar alors que la musique pulsante continue à résonner autour d'eux. Il n'a vraiment pas l'air d'aller, avec ses yeux hantés, son visage déjà bleui et gonflé, ses vêtements arrachés, ses mains tremblotantes. Et pourtant, il hausse les épaules, défaitistes. Tente un sourire qui se transforme en grimace. Sa voix est un peu rauque, comme si sa gorge était irritée. Le ton semble presque joyeux, cependant:

"J'ai eu des jours meilleurs, mais ça ira. Après tout, je suis vivant."

Et toujours libre. Le plus important. En s'appuyant sur le mur, il tente une première fois de se relever. Échec critique, il s'étale par terre. Soupire lourdement. Lève à nouveau la tête vers la jeune femme:

"Je vous remercie pour votre intervention. Ne vous inquiétez pas je finirai par y arriver... Vous pourriez juste m'indiquer une pharmacie de garde? J'aimerais autant ne pas aller à l'hôpital pour si peu."

Parce qu'il déteste les hôpitaux. Les pharmacies sont son extrême limite. Et encore, pas toutes. Celle de Tennoji est agréable. Ressemble à tout sauf ce qu'elle est. En plus, il sait qu'on ne lui posera pas de questions. Les agressions sont, après tout, monnaie courante. Attendre, en revanche, le contrarie plus. Qui sait quel genre de maladie ces hommes pouvaient bien avoir...