Des nuits. Cela faisait des nuits qu'il interceptait cette phrase. "Ah, il manque ci", "Ah, il manque ça"... L'appartement était récent. Et il n'avait équipé que sa chambre, pour qu'elle soit... A son image. Le reste était resté en friche. Un appartement ne servait qu'à dormir, pour lui, puisqu'il ne mangeait pas. Déjà qu'il avait dû acheter un lit plus grand, avec des piliers qui faisaient très "grande époque", d'une façon nostalgique. Il ne s'en plaignait pas, au contraire. Il avait son utilité. Mais pour le reste...

Il s'était donc retrouvé à négocier l'agenda du Boss pour se donner une nuit de libre. Un nouveau venu lui avait cherché des poux, d'ailleurs. Il l'avait fixé, droit dans son costume trois pièces impeccable et ses chaussures cirées. Ne l'avait pas lâché de ses yeux vairons bleu et marron. Avait effleuré la ceinture de cuir brut qui retenait une de ses lames. Avait amorcé un sourire. Il s'ennuyait, à ce moment-là. Une petite réaction n'aurait pas été malvenue. Mais il avait tourné les talons.

Allongé dans la baignoire, il retint un soupir et tira sur son cigare, avant de prendre une gorgée de whiskey. Bunny devait être en train de dîner. Sinon, il serait là. Avec un nouveau soupir, il reposa le tout et sortit du bac taillé dans la roche. Elle était immense. Très pratique. Il se sécha, laissant ses longs cheveux libres, puis se rendit, nu, jusqu'au dressing. Sortie privée, sortie privée... Ah, voilà. Il enfila rapidement un pantalon de cuir souple (très difficile à trouver, désormais), des bottes hautes, et hésita sur le haut, avant de finalement se décider pour un pull à col en V bleu roi. Il ne prit pas la peine de se regarder dans la glace.

Il ne lui manquait plus qu'un accessoire, qu'il récupéra en train de grignoter dans la cuisine, et qu'il entraîna à sa suite. Il n'avait pas terminé, mais il ne l'attendrait pas, comme d'habitude. La vie était facile et intéressante, avec lui... Il n'y avait pas loin à aller pour se rendre à la galerie marchande.

Il laissa les vagues de fêtards se refermer autour d'eux, serrant Bunny contre lui. Il n'aimait pas qu'on le touche. Une femme, maquillée comme la pire fille de joie, lui fit une invite qu'il ne daigna même pas relever. Il commençait à avoir faim. Il coupa la parole d'un homme qui lui demandait une cigarette. D'humeur massacrante (pas tout à fait, encore, parce que Bunny était là) il entra dans le centre commercial. Il souffla. Maintenant, ce n'était plus lui qui dirigeait. Il alluma un cigare, ignorant superbement les regards réprobateurs des autres personnes et des vendeurs. C'était une longue et fatigante nuit qui l'attendait...

La journée a été plutôt bonne. Bunny est en train de dîner, seul dans la cuisine. Le jour est couché, donc Lavi est levé, mais Lavi ne mange presque jamais. Bunny pourrait se poser des questions à ce sujet, mais il s'en fiche. Il contemple la cuisine, qu'il trouve un trop dépouillée à son goût. Comme le reste de l'appartement, d'ailleurs. Il préférait l'ancien, celui où il habitait avant, parce qu'il était plus joli, mais là-bas il était tout seul. Ici il y a Lavi. Et Lavi voulait que Bunny puisse être avec lui plus souvent, alors il l'a déménagé ici. Et Bunny s'est laissé faire, bien sûr, docile petit lapin. Et Lavi lui a dit qu'il aurait le droit de redécorer !

D'ailleurs, ce soir, c'est shopping, justement. Lavi vient le chercher, et Bunny bondit sans prendre la peine de finir son dîner. C'est à peine s'il a le temps d'attraper à la volée un foulard à enrouler sur sa tête pour dissimuler ses oreilles. À l'extérieur, Lavi passe son bras autour de sa taille et le serre contre lui. Bunny ne demande pas mieux. Il aime le contact, toucher les gens, mais seulement dans l'intimité et le calme. La foule le met mal à l'aise.

Il se détend quand ils arrive dans la galerie marchande. Ça par contre, il aime. Il sent le léger changement d'attitude de Lavi, il sait ce que ça veut dire. À partir de maintenant, c'est lui qui dirige. Il reste perdu pendant quelques instants. Il a toujours du mal à prendre les décisions, il préfère qu'on les prenne à sa place. C'est tellement plus facile de simplement suivre, obéir. Mais très vite son enthousiasme naturel reprend le dessus. La galerie marchande ! Magasins ! Shopping ! Des bibelots et des choses qui brillent !

Il rentre dans la première boutique d'ameublement qu'il trouve, entraînant Lavi par la main. Et là, Bunny s'emporte, un peu. Il parcourt les rayons, virevolte, tourbillonne, sans jamais lâcher Lavi, désignant de sa main libre tous les articles qui l'intéressent au fur et à mesure que son regard se pose dessus.

- Il nous faut des rideaux. Pour le salon et pour la cuisine. Et puis pour la chambre aussi. Et une vraie table avec des chaises. Et puis une nappe, pour aller sur la table. Oh, regarde celle-là comme elle est jolie ! Et puis des lampes. Une grande, comme ça, pour le salon, et puis des petites pour la chambre. Ou au moins une, pour mettre sur ma table de nuit. Il me faut une table de nuit d'ailleurs ! Tu en veux une aussi ? Oh, regarde ils ont des fours aussi ! On peut prendre un four ? Comme ça je pourrais faire des gâteaux aux carottes ! C'est bon les gâteaux aux carottes, t'as déjà goûté ? On le prend dis, Lavi ?

Bunny se retourne, se rapproche de Lavi, au point de se coller contre lui. Il le regarde par en-dessous – il fait bien une bonne tête de moins que lui – avec ses grands yeux de petite chose mignonne. Le foulard serré sur sa tête masque mal le frétillement de ses oreilles quand il rajoute d'une petite voix :

- S'il te plaîîît?

Parfois, ça se passe bien. Bunny l'oublie, virevolte partout. Ca l'amuse et le fascine de le voir tourbillonner, excité, frétillant. Le genre de spontanéité qu'on perd, en un millénaire. Lui s'installe dans un coin, fume, parfois réussit même à commander un verre, et achète tout ce que le lapin a désigné du doigt, ou même a évoqué. Il s'arrange même parfois pour les appareils sur-mesure.

Mais cette fois... Il a dû se rendre compte qu'il était grognon. Ou qu'il avait faim. Il tourne la tête, se demande s'il ne peut pas trouver quelque chose de plus consistant à boire que du bourbon. Retire son cigare de sa bouche, souffle une bouffée parfumée au visage de l'hôtesse, et sent qu'on le tire par la main. Et voilà. C'est parti.

Mentalement, il prend note. Rideaux, table, nappe, lampes, tables de nuit... Un four. Un four? Ah oui. Pour faire à manger. Quelques instants, il envisage de refuser, de lui dire de se contenter des boîtes, comme l'animal domestique qu'il est. Mais il se colle contre lui. Remue les oreilles. Il a presque l'impression de les sentir sous ses doigts. Alors, comme d'habitude, il cède...

Il pose son cigare sur un meuble en bois blanc qui se marque d'un magnifique rond noir et laisse échapper un filet de fumée, empoigne les quelques cheveux qui dépassent de sous le foulard et lui lève brutalement la tête. Sa bouche s'abat sur la sienne, force la barrière de ses lèvres de sa langue inquisitrice. Puis le relâche aussi brusquement, sous le regard ébahi des rares clients. Peu lui chaut, très franchement.

Il reprend son cigare, le rallume grâce à une vieille allumette de cow-boy qu'il gratte sur un lustre probablement hors de prix, et tire une longue bouffée. Il le regarde fixement, puis finit par lâcher, d'une voix désintéressée:

"Il faut un réfrigérateur aussi?"

D'un claquement de doigt, il appelle une hôtesse à qui il désigne tout ce qui a attiré l’œil de Bunny, la renvoie, puis se tourne vers lui. C'est lui qui dirige. Il sait qu'il déteste ça... Il attend qu'il se soit tourner pour laisser un sourire affleurer sur ses lèvres. Oh oui, c'est tellement intéressant...

Lavi attrape ses cheveux pour lui relever la tête, sa langue se fraye un passage dans la bouche de Bunny. Son rythme cardiaque s'accélère, mais déjà les corps se séparent. Bunny n'a pas le temps d'être déçu : Lavi a dit oui pour le four. Il bondit de joie.

- Tu verras, c'est bon, les gâteaux aux carottes. Et puis on pourra faire fondre du chocolat...

Son sourire se fait mutin, le baiser lui a donné des idées. Mais il les range bien sagement dans sa tête : ce n'est pas le moment pour ça. C'est Lavi qui décide quand c'est le moment. Bunny, lui, attend.

Ses yeux s'illuminent à la mention du réfrigérateur. Il rajuste le foulard sur sa tête, qui menace de ne plus contenir le frétillement de ses oreilles très longtemps. Pour toute réponse, Bunny hoche la tête frénétiquement et entraîne Lavi dans le rayon concerné. Il réfléchit quelques instants, et en pointe un du doigt d'un air convaincu.

- Celui-ci !

Bunny virevolte encore un peu, rajoute quelques accessoires pendant que Lavi s'occupe de la transaction. Une desserte pour l'entrée, un porte-manteaux, un peu de vaisselle. Il revient vers le comptoir, sautille sur place en attendant que tout soit réglé, se demandant où emmener Lavi ensuite. L'inspiration ne lui vient pas. Tant pis. Il l'entraîne au hasard de la galerie. Et puis Bunny s'arrête, brusquement, en voyant une boutique qui l'interpelle.

- Des draps !

Il entre dans la boutique de literie, toujours sans lâcher la main de Lavi. La frénésie est loin d'être terminée.

- Bleus ? Ou Blanc Lapin ? Non rouges. Tu aimes le rouge Lavi ? En satin ? J'ai jamais eu des draps en satin... C'est tout doux... Touche comme c'est tout doux. Ça te plaît ? On doit être bien dedans...

Il a à peine le temps d'écouter Lavi répondre que son attention est attirée par quelque chose un peu plus loin dans le magasin.

- Un canapé !

Bunny bondit et se retrouve avachi dans un des meubles d'exposition. Il ressemble à un enfant lâché dans un magasin de jouets.

- Viens voir comme celui-là est confortable Lavi ! En plus on peut le déplier pour faire un lit. C'est chouette non ?

Il n'aurait jamais dû parler du réfrigérateur. Il va se retrouver avec tout un tas d'électroménager relié, technologique, et que savait-il encore... Il ravale un grognement quand il voit Bunny sautiller partout. Il fronce les sourcils en se rendant compte qu'il arrive au bout de son cigare. Il l'écrase dans un verre en cristal qui passe par là. Règle les commandes. Prend la carte que l'hôtesse lui tend. Les cartes, en fait. Sur l'une est inscrite le numéro de leur artisan, celui qui réalisait les meubles sur-mesure. Sur l'autre, sentant le parfum, son numéro de téléphone. Un portable. Probablement privé. Il se tapote la bouche avec avant de l'empocher. On ne sait jamais quand on peut avoir besoin d'un repas. Il ne prête pas attention au fait que Bunny peut le voir. Il n'a pas vraiment son mot à dire, dans ces choses-là. Rarement, d'ailleurs. Sauf dans les magasins.

Il cherche l'heure des yeux. Tire le bras de Bunny pour regarder sa montre, sans respect aucun pour sa personne. Bon, ils ont encore la nuit devant eux. Ils flânent, apparemment. Le jeune cherche quelque chose. Oui, voilà... Le jeune. Il en avait croisé tellement, des gens comme lui. Des jeunes. Qui vieillissaient. Qui mouraient. Qui le quittaient. Il avait connu des appartements meublés par d'autres. Et pourtant, chacune de ces passades, qu'elle dure des mois ou des années, imprégnait sa mémoire.

Un grognement lui échappa. Il avait besoin de boire. Et pas que du sang. Ou pas que de l'alcool. Au choix. Un mélange des deux. Un Bloody Mary. Un sourire étire ses lèvres. Une bloody Mary, oui... Il le suit dans la boutique. Ne remarque pas tout de suite qu'il s'agit de literie. Des draps... Il ne prend pas vraiment la peine de répondre au flot de questions. Bunny n'attend pas la réponse, de toute façon. Il fait mettre les trois de côté, puis suit le lapin jusqu'au canapé. S'installe à côté de lui. Passe la main sur son cou, glisse deux doigts sous son collier. Puis tire, un peu. Pas de quoi l'étrangler, non. Juste de quoi l'empêcher de respirer profondément.

Son autre main remonte le long de sa cuisse, s'arrête avant d'atteindre tout à fait le haut. Puis il recommence à parler, doucement, presque un murmure, glacé comme un brouillard d'hiver:

"Et pourquoi aurions-nous besoin d'un deuxième lit, au juste?"

Il commence à s'énerver. Retire sa main de sa cuisse. Sort une flasque de sang de sa poche. L'engloutit avec une grimace. La range. En sort une deuxième, de cognac, pour se rincer la bouche. Tire un peu sur le collier. Le relâche, puis se redresse. Il aurait presque envie qu'une urgence l'oblige à quitter cet endroit. Il rebouche le récipient, le range dans la poche de sa veste, et part vers l'accueil, pour rajouter le canapé à la liste. Après tout, il ne le gardera que le temps d'une courte existence...

Lavi vient s'asseoir à côté de lui. Il tire sur son collier, mais ça ne dérange pas Bunny. Il sent sa main sur sa cuisse, et à nouveau son rythme cardiaque s'affole. Et puis Lavi parle. Ou murmure. Sur un ton qui glace Bunny. Il retire sa main. Bunny n'a pas de réponse à sa question. Il n'y a pas réfléchi. Il a juste vu le canapé, et il l'a aimé. Il fait quand même une tentative, hésitante.

- Pour... changer ?

Lavi s'en va, le laisse tout seul sur son canapé. Lavi est fâché. Bunny a fait des bêtises. Vilain lapin. Est-ce que c'est à cause du canapé ? Ou parce qu'il a demandé trop de choses ? Il lui achète quand même son canapé, mais ça ne le console pas. Il rejoint Lavi au comptoir, et sort à sa suite. Il ne l'entraîne plus nulle part. La frénésie est passée.

Bunny n'aime pas fâcher Lavi. Ce qu'il veut, c'est lui faire plaisir. Pourtant des fois, c'est comme ça que les choses se passent. Bunny dit quelque chose, et Lavi se fâche, sans qu'il comprenne vraiment pourquoi. Bunny n'est pas un bon lapin. Il est cassé, raté. C'est ce que disaient les gens du laboratoire, non ? Un échec. Dans ces moments là, il se dit que Lavi va le quitter, et qu'il va se retrouver seul à nouveau. Mais c'est de sa faute après tout, si Bunny a déçu Lavi...

Il regarde les boutiques, mais le cœur n'y est plus. La frénésie s'est dissipée. Il glisse sa main dans celle de Lavi, mais cette fois pas pour l'entraîner derrière lui. Plutôt comme s'il avait peur de le perdre. Ou de le voir partir... Bunny regarde Lavi du coin de l’œil pendant qu'ils marchent. Sans son envie de bondir partout, il ne sait plus trop quoi faire, ni où aller. Finalement, en désespoir de cause,   il laisse échapper à mi-voix :

- Tu... tu veux rentrer, Lavi ?

Il est déjà au milieu du couloir, du passage, du... quelque soit le nom qu'il donnait à ces endroits de débauche bien trop grands, trop lumineux et trop bondés. Il a l'impression d'être en plein jour. Il a mal aux yeux. Et pour la première fois depuis longtemps, mal à la tête. Est-ce que c'est même censé être possible, ça? Il a envie de rentrer. D'une pièce sombre. D'un tapis... Voilà, ce qui manque.

Il n'avait pris qu'un cigare. Il laisse échapper un juron Corse et effleure le lobe de son oreille. Il a oublié de remettre ses boucles d'oreille. Le bruit lui manque. Il n'est pas tout à fait en mode "détente". Voilà où est le problème. Il sent une main qui se glisse dans la sienne. Une odeur douce. Bunny... Il ne l'avait pas oublié. Pas tout à fait. Il essayait juste de se calmer avant de retourner le voir. Non, pas la peine de se mentir à lui-même. Il avait oublié.

Il le fixe. Il a l'air triste. Penaud. Il ne sait pas gérer les gens. N'a jamais fait attention. Les Vampires... Une sale engeance imbue d'elle-même. Il s'est toujours compté dans le lot, cela dit. Il l'attire vers lui, doucement, par la ceinture. Plus près. Jusqu'à ce qu'il soit collé à lui. Il n'a pas lâché sa main. C'est étrange de les voir côte à côte. Les siennes, des mains de guerrier, qui ont tué, percé la chair, déchiqueté les corps. En d'autres temps et en d'autres lieux, peut-être. Mais il l'avait fait. Celles de Bunny, en revanche, si douces, si fines, si habiles.

Il ne l'a pas lâché des yeux, pendant toute sa réflexion. Il ne sait pas trop ce qu'il fait. Et pourtant, il veut le prévenir. Parce qu'il l'occupe depuis quelques années maintenant. Presque un exploit. Parce qu'il n'a jamais posé de questions. Parce qu'il est doux. Parce qu'il aime le chocolat. C'est un baiser tendre, inhabituel, léger. Sur lequel il enchaîne:

"Tu le sais, Bunny. Il n'y a que dans les comptes de fées que les loups tombent amoureux des agneaux... Ou des lapins."

*Et pourtant, ça ne les empêche pas d'essayer...* Toute expression douce le quitte, et c'est avec brusquerie qu'il s'éloigne, sans pour autant lâcher sa main, le traînant derrière lui. Ils sont partis depuis presque deux heures:

"On va au restaurant. Et ensuite... Ensuite un tapis. Ou deux."

Il hoche la tête pour lui-même. C'est difficile à entretenir, les tapis. Ca l'occupera. Il poursuit son chemin, rentre dans un restaurant chic où il se contente de demander aimablement une table, avec un petit sourire. C'est un bon restaurant. Végétarien. Drôle de choix, non? Il s'effleure à nouveau le lobe de l'oreille. C'est gênant qu'il n'ait pas pensé à les reprendre... Ah, bien sûr... C'est Bunny qui les met, d'habitude. Lui n'arrive jamais à trouver les trous sans passer une heure devant la glace...

Lavi l'attire vers lui. Lavi le colle à lui. Lavi ne lâche pas sa main. Lavi l'embrasse. Baiser étrange, qui n'a pas le même goût que d'habitude... Baiser doux, baiser sucré. Bunny aime bien ce baiser. Quand il se termine, Bunny sourit. Son sourire change un peu, après la curieuse mise en garde, mais il sourit toujours. Bunny croit aux contes de fées. Mais même lui sait que ce ne sont pas des choses à dire tout haut. C'est pour ça qu'il se contente de sourire.

Bunny se laisse traîner par Lavi, suivant docilement. Il préfère quand c'est comme ça. Il aime sentir cette main ferme et rugueuse le guider, sachant qu'il n'a pas à se soucier de l'endroit où ils vont, puisqu'ils y vont tous les deux. Les oreilles de Bunny frétillent, et il sautille sur quelques pas quand Lavi annonce restaurant. Bunny aime aller au restaurents. Mais ce n'est pas souvent qu'ils y vont. Lavi ne mangent pas beaucoup. Alors à chaque fois, c'est un peu comme une fête pour Bunny.

Et puis Lavi parle de tapis aussi. En voilà une bonne idée ! Bunny aurait dû y penser. Il aime bien les tapis. C'est doux et moelleux et chaud. Ça lui donne envie de se rouler dessus. Et puis... Une idée lui vient. Des images qui font frétiller ses oreilles et monter la chaleur à son visage. Une question qu'il pose dans un souffle.

- Si on met du chocolat sur le tapis... Sans faire exprès... Ce sera grave ?

Il chasse les images quand ils arrivent au restaurant. Encore une fois, ce n'est pas à Bunny d'avoir ces idées. C'est Lavi qui décide.

Bunny est charmé par le choix du restaurant. C'est joli. Et plein de choses qu'il aime. Il remarque quand même le mouvement de Lavi. Mince, ses boucles d'oreilles. C'est vrai que Lavi est toujours de meilleur humeur quand il les portes. Et Bunny aime bien quand Lavi est de bonne humeur.

- Tu veux qu'on passe t'acheter une autre paire de boucles, après manger ? Comme ça, ça te ferait une paire de secours... Je pourrais les garder sur moi, et si t'oublies les autres à la maison, ben euh... T'en aurais quand même, quoi.

C'est peut-être une idée idiote en fin de compte. Ça lui arrive souvent, d'avoir des idées idiotes, à Bunny. C'est pour ça qu'il préfère laisser les autres en avoir et se contenter d'obéir. Gentil petit lapin. Il rougit, et se plonge dans le menu pour se donner une contenance, ou au moins faire semblant. C'est pas comme s'il avait vraiment besoin de le consulter en plus, lui tant qu'il y a de la salade et des carottes, ça lui va...

Sa main s'est crispée à l'évocation de chocolat sur les tapis. C'est véritablement cornélien comme choix. D'un côté, la propreté d'un tapis, difficile à entretenir, doux et pelucheux. Et de l'autre, le chocolat, étalé sur le corps de Bunny... Ses yeux se plissent en un sourire qui n'atteint pas ses lèvres (au contraire du reste du monde). Il lui suffira d'être très consciencieux... Voilà qui règle le problème. Il suffira de laisser passer suffisamment de temps pour que le lapin oublie que l'idée venait de lui.

Dans un geste terriblement désuet, Lavi lui tient sa chaise, avant de s'asseoir en face de lui, et d'effleurer à nouveau son oreille. Huit. Il y en a huit, normalement. Qui cliquètent et s'entrechoquent. Qui miment le bruit des batailles. Qui lui rappellent pourquoi il a décidé de se tourner vers un métier moins... salissant. Qui lui rappellent aussi que les plus belles choses ne recouvrent parfois qu'un tas de cendres. Parce que c'est tout ce qu'il est, un vieillard aigri qui avait vu trop de gens qu'il aimait mourir.

Il retire le menu des mains de Bunny, lui accorde à peine un regard, et passe commande pour deux. Salade, carottes. Quelque chose du genre. Un fondant au chocolat pour lui, et un verre de scotch. Les tables sont larges, dans ce restaurant, il s'en rend compte, maintenant. Leurs genoux ne se touchent même pas. Juste à point pour ce qu'il voulait faire. Concentré sur son fondant, il retire sa botte, et tend la jambe. Il a bien évalué la distance. Son pied se pose sur les cuisses de son vis-à-vis.

Il ne l'a pas quitté des yeux. Il termine son assiette, lèche avec application sa fourchette. Le silence s'est éternisé. mais il en profite. Il voit les couleurs sur son visage. D'un ton indifférent, il lui offre une petite satisfaction:

"Seulement si tu en trouves des aussi bruyantes. Et que tu les gardes sur toi."

C'est un oui. C'est étrange. La première fois qu'il laisse quelqu'un s'introduire dans sa garde-robe. Il remue les orteils, joueur, et rappelle un serveur pour commander un deuxième fondant, sans pour autant cesser son manège. Ironique, il lève son verre à la bonne idée de son animal domestiqué, et le regarde par-dessus le bord. Il est intrigué, parfois. Il ne sait pas ce qu'il pense. Peut-être une des raisons pour lesquelles il le trouve si fascinant.

Bunny n'a même pas le temps de faire semblant de regarder le menu : Lavi le lui arrache des mains et commande pour lui. Bunny n'a plus rien pour se cacher, lui et son idée idiote. Mais Lavi ne relève pas, et commande ce qu'il aime. Tout va bien. Bunny est en train de manger sa salade quand il sent quelque chose sur ses cuisses. Il relève la tête, et voit Lavi en train de lécher sa fourchette tout en le fixant.

Encore une fois, son cœur s'emballe. La chaleur lui monte au visage. Son regard se fixe dans celui de Lavi. C'est un jeu. Il le sait. Ce n'est pas la première fois qu'ils y joue. Bunny aime ce jeu. Il continue de manger sa salade, l'air de rien. Il est surpris quand Lavi lui répond. Bunny hausse les sourcils, une fugace seconde d'incompréhension. Il avait presque oublié sa question. Et puis il se rappelle. Et Bunny sourit.

La réponse lui fait plaisir. Encore plus que le pied qui se glisse entre ses jambes. C'est bizarre, il en a même comme des petits papillons dans le ventre. Il ne comprend pas trop pourquoi, mais il se rend compte que c'est quelque chose d'important. De spécial. Alors Bunny est content.

Il attaque les carottes quand Lavi commande un deuxième fondant. Il a de plus en plus de mal à faire semblant. Bunny regarde Lavi par en-dessous. Il voit Lavi manger son dessert. Le chocolat lui fait penser à... du chocolat. Mais dans d'autres conditions. Bunny accepte sa défaite. De toute façon, il perd toujours à ce jeu. C'est pour ça qu'il l'aime autant.

Sa respiration s'accélère, s'intensifie. Il renonce à faire semblant. Un sourire vient ourler ses lèvres, qui n'a rien d'innocent. Ses oreilles s'agitent, discrètement sous son bandeau. Et son bassin se met à onduler, pour venir se frotter contre le pied de Lavi. Bunny est doué pour ça, vu d'au-dessus de la table il a l'air parfaitement immobile.

Bunny profite. Il sait que ça peut s'arrêter, n'importe quand, dès que Lavi le décidera. Parce que Lavi est comme ça. Ça lui convient, il n'en savoure que plus tant que ça dure. Bunny tient toujours sa fourchette, mais il ne mange plus. Son autre main agrippe la nappe. Ses yeux ne quittent pas ceux de Lavi une seule seconde. Il se mord la lèvre inférieure, pour s’empêcher de gémir. Bunny aime ces jeux. Parce que même quand il perd, il gagne.

Il voit le sourire. Il voit le rouge. La chaleur. Le sang. Juste le genre de nuit où il a l'impression d'avoir trop de dents. Où il faut qu'il s'occupe la bouche. Mais ce soir, et en cet instant, il n'y a qu'une fourchette pour supporter ce chocolat. Il sent la pression qu'exerce Bunny sur son pied, entend avec une acuité bien trop grande ce souffle rauque, le voit se mordre la lèvre. Ce serait le comble. Il a réussi à tenir deux ans sans lui arracher la gorge, il aimerait autant ne pas commencer maintenant. Il faudrait quitter Naniwa, ensuite. Et il venait d'acheter l'appartement. Et de trouver un travail satisfaisant.

Il fallait empêche tout épanchement. De sang, bien sûr. Le reste... Il avait décidé de laisser le jeu se dérouler. Finalement, il n'était pas de si mauvaise humeur. Il apprenait de nouvelles expressions sur le visage de l'animal. Ou était-il l'animal, en réalité? Très probablement. Mais il revient à son problème. Il sait pourquoi il fait ça. Il le fait parfois à la maison aussi. Pour rester silencieux. Il ferme les yeux. Sourit. Les rouvre. Reprend une expression blasée. Plonge deux doigts dans le chocolat encore chaud. Les glisse entre les lèvres serrées, forçant l'entrée. Qu'il se retienne autrement.

Le chocolat, épais, sirupeux, amer, liquide, coule sur son menton. Le sien, appuyé dans le creux de son autre main, lui donne une expression presque ennuyée qui est bien loin du fond de sa pensée. Il commence à peine à trouver ça intéressant.

"Ce n'est pas bien d'en mettre partout, Bunny. Pense à la personne qui va devoir nettoyer, astiquer tout ça... Et n'oublie pas..."

Il lève l'index, et souffle un discret "ssh". Pas de bruit dans les lieux publics. Décidément, c'est bien plus intéressant comme ça. Il n'a pas trop envie de s'appesantir sur la raison pour laquelle il le laisse finir le jeu. Pour le récompenser, peut-être. Pour son idée. Pour sa contribution éclairée à la décoration de l'appartement. Parce que, de temps en temps, il faut lui faire croire qu'il occupe une place spéciale, pour qu'il se rende compte, ensuite, qu'il n'en est rien. Il hausse un sourcil. Arrive-t-il vraiment à s'en convaincre lui-même?

Il veut bien prendre le temps de s'occuper de lui, mais ensuite, il faudra retourner faire les derniers achats. La nuit n'est pas éternelle, en plein été...

Un goût de chocolat. Les doigts de Lavi dans sa bouche. Les dents de Bunny se serrent dessus. Il ne mord pas, bien sûr. Bunny ne fait pas mal à Lavi. Jamais. Il se contente de les retenir. Sa langue s'agite, vient les caresser. Son regard toujours ancré dans celui de Lavi. Il aime le sentir dans sa bouche. Il aime le goût de Lavi. Mais ce n'est pas le jeu auquel ils sont en train de jouer. Il en a bien conscience. C'est tricher. Parce que ce n'est pas à Bunny d'établir les règles. Alors, à regret, ses dents se desserrent, laissent s'enfuir les doigts de Lavi, qu'il caresse une dernière fois de ses lèvres.

Bunny a compris la nouvelle règle, et se retient de recommencer à se mordre la lèvre. Difficile. Sa main se serre un peu plus sur la nappe. Son souffle devient plus rauque. Mais son bassin continue sa danse. Finalement un gémissement lui échappe. Ténu, léger. Presque inaudible. Mais Lavi l'a entendu, Bunny le sait. Lavi entend toujours. Il a perdu, à nouveau. Bientôt, trop tôt, le jeu s'arrêtera.

Et pourtant non. Lavi ne met pas fin au jeu. Bunny comprend, en le regardant, qu'il ne le fera pas. Pour une fois, pour cette fois, c'est à Bunny de décider. Il ne sait pas pourquoi. C'est peut-être une récompense. Peut-être un cadeau. Bunny n'en sait rien. Bunny s'en fiche. Bunny savoure. Un murmure lui échappe

- Lavi...

À peine plus qu'un souffle. Personne d'autre que Lavi n'aurait pu l'entendre. Bunny sait mettre tellement de choses, dans ces deux petites syllabes. Le plaisir. Le désir. La gratitude, aussi. Bunny aimerait se blottir contre Lavi. Pouvoir le sentir tout entier contre lui. Mais il ne sont pas à la maison, et ce n'est pas à ça qu'ils jouent. Alors il se contente d'imaginer.

Les mouvements de son bassin s'accélèrent, s'intensifient, sans que ce soit complètement volontaire. Bunny commence à haleter. Le foulard retient difficilement ses oreilles qui s'agitent. Il faut qu'il arrête. Il le sait. Il ne va plus tenir très longtemps. S'il continue, il va crier au milieu du restaurant. Mais c'est bon. Tellement bon... Tellement rare, que Lavi donne, au lieu de prendre. Alors il veut en profiter. Encore un peu. Rien qu'un tout petit peu. Bunny savoure son cadeau.

Un grincement strident, et soudain plus rien. D'un mouvement brusque, Bunny a reculé sa chaise. De pas grand chose, à peine quelques centimètres. Juste assez pour que le pied de Lavi ne puisse plus atteindre que ses cuisses. Bunny regarde Lavi. Il sourit. Il est heureux. Reconnaissant. Il a apprécié son cadeau. Il espère qu'une fois rentrés à la maison, il aura le droit de lui montrer à quel point...

Mais avant ça, ils ont des choses à faire. Boucles d'oreilles. Tapis. Bunny n'a pas oublié. Il prend quelques minutes pour calmer l'agitation qui règne dans son corps. Il en profite pour nettoyer son menton du chocolat que Lavi y a étaler. Il sent son pantalon, moulant, qui le serre. Douloureux. Agréable... Bunny a toujours le rouge aux joues et la respiration un peu désordonnée, quand il demande :

- Tu as fini ? On va à la bijouterie ?

Lui n'a pas fini son repas. Encore une fois. Aucune importance. Ce n'est pas de ça qu'il a faim, pour le moment.

Sentir ses petites dents de lapin sur ses doigts manque lui arracher un petit sourire. S'il savait ce qu'il avait envie de faire avec les siennes... Mais ce n'est pas le bon jeu. Bunny le sait, s'arrête de lui-même. Brave petit. Il continue à l'observer. Ramène sa main vers sa propre bouche. Lèche les vestiges de chocolat dessus, mélangé à la salive du jeune homme.

Quand il l'entend gémir, puis prononcer son nom, son regard se glace. Le lapin a enfreint les règles, et il le sait. Il voit qu'il croit que le jeu va s'arrêter. Qu'il se poursuit. Qu'il se demande pourquoi. Cela dit, il se redresse. Bunny devient frénétique. Quelques instants, il se demande s'il a bien fait de mettre un de ses pantalons les plus moulants. Il étouffe un petit rire. Qu'il s'aperçoive donc que ça l'a stimulé, lui aussi.

Il se demande s'il va céder, ou s'il choisira d'interrompre le jeu de lui-même pour ne pas enfreindre la règle du silence. Il n'attend pas de voir. Il appelle le serveur, qui les fixe intensément, les yeux écarquillés, les joues un peu rouges. Il laisse ses doigts quitter sa bouche doucement, juste pour le spectacle. Juste pour lui.

Il commence à s'approcher, hésitant, quand retentit un grincement qui lui fait froncer les sourcils. Il a préféré interrompre le jeu. Soit. Il en prend bonne note. Tant pis. Les jeux sont finis pour ce soir, et il faudra bien rappeler à Bunny qu'il est celui qui a décidé de l'interrompre. Quant à son propre problème... Il baisse les yeux sur son pantalon en tendant négligemment sa carte au serveur. Quand il les relève pour les fixer dans ceux du jeune homme encore haletant, ils sont froids, à peine relevés d'une pointe d'anticipation. Il vient d'avoir une nouvelle idée de jeu...

Il ramène sa jambe, s'affaire à délacer, enfiler, puis relacer sa cuissarde, semblant totalement oublieux des oreilles frétillantes en face de lui. Il ne répond pas à la question. Il n'a pas mangé. Bunny non plus n'a pas fini. Parfois il s'inquiète de le voir négliger si totalement sa santé pour lui. Il ne vivra déjà pas si longtemps. Il devrait faire plus attention. Quoique que dix ans, ou cinquante, ça ne fait pas grande différence.

Il effleure son oreille, se lève, récupère sa carte auprès du serveur qui semble ne pas savoir fixer son regard sur autre chose que son entrejambe tendu sous les lacets tenant le cuir souple. Il quitte le restaurant, tapote ses poches. Il aurait dû demander à voir la cave à cigares. Il étouffe un grognement. Ah oui, la bijouterie. Il tourne la tête, certain de trouver Bunny sous son regard, et lui fait signe de reprendre les devants.

Il le suit à l'odeur, celle si caractéristique de son corps chaud, les yeux fermés. Aah, tous ces bruits, ces corps. Il a l'impression d'un champ de bataille d'un autre genre...

Le regard de Lavi est froid à nouveau. Est-ce que Bunny a eu tort de choisir d'interrompre le jeu ? Peut-être. Peut-être que Lavi aurait préféré qu'il aille jusqu'au bout. Ou bien il considère qu'avoir arrêté est tricher ? Bunny n'en est pas sûr. Mais si c'est le cas, Bunny saura se faire pardonner.

Lavi se lève, Bunny remarque le tissu trop tendu de son pantalon. Sourire. Oui, Bunny saura se faire pardonner. Plus tard. Si Lavi l'y autorise... Bunny remarque aussi le regard du serveur. Amusement. Bunny n'est pas jaloux, bien sûr. Bunny est à Lavi. Pas l'inverse. Il a quand même envie de jouer avec le serveur amusant. De façon innocente, bien sûr. Pas comme Lavi joue avec lui, il ne se permettrait pas.

Simplement, plutôt que de suivre le chemin le plus simple pour sortir de table et suivre Lavi, Bunny décide de se glisser sous le nez du serveur. Il le frôle, l'effleure. Pas trop, il sait que Lavi n'aime pas qu'on touche à son lapin. Juste assez pour attirer son attention. Le laisser remarquer que Lavi n'est pas le seul à porter un pantalon moulant... Et puis il s'esquive, dans le sillage de son maître.

Quand Lavi tourne la tête, il trouve effectivement Bunny, docile, à sa place. C'est à nouveau à son tour de diriger, mais cette fois Bunny sait où aller. Il avance, mais la foule finit par le mettre à nouveau mal à l'aise, alors il reprend la main de Lavi. Dans l'état où il est toujours après l'épisode du restaurant, le simple fait de sentir la peau de Lavi contre la sienne emplit son esprit d'images, souvenirs et imaginées. Un petit frisson le gagne, mais il se concentre.

Ils arrivent à la bijouterie. La frénésie de shopping de tout à l'heure est bel et bien terminée, et Bunny a d'autres choses en tête à cet instant, mais il se concentre malgré tout sur sa tâche, l'accomplit consciencieusement. C'est important, pour lui. Comme d'habitude, Bunny choisit, et Lavi valide, ou pas, ces choix. Bunny prend son temps. Bunny veut être certain de bien choisir.

Chaque fois qu'un bijou est sélectionné de façon définitive, il est mis de côté et un employé s'occuper de le désinfecter. Bunny apprécie l'attention. Ça veut dire qu'il va pouvoir les mettre tout de suite à Lavi. D'ailleurs, il demande l'autorisation de le faire dès que le paiement est effectué. Accordée. Mais Bunny ne peut pas le faire s'ils sont debout. Trop petit. Il trouve un banc à l'extérieur de la boutique, sur lequel il demande à Lavi de s'asseoir.

Lui reste debout, une jambe de chaque côté de celles de Lavi. Il le frôle. Sent son odeur, si particulière. Ses cheveux lui chatouillent le visage quand il se penche sur son oreille pour y mettre les boucles. Bunny prend son temps. Bunny veille à ne pas faire mal à Lavi. Ses doigts papillonnent, effleure l'oreille. Parfois, Bunny à le droit d'en mordiller le lobe. Parfois.

Il a très envie de le faire, soudainement. Mais Bunny se retient. Comme il se retient de simplement fléchir ses jambes pour se retrouver assis sur celles de Lavi, d'enfouir son visage dans son cou, et de se lover contre lui. Il a tout de même le souffle un court lorsqu'il annonce, sans pour autant se décaler immédiatement :

- Fini.

Il le laisse glisser sa main dans la sienne. Le laisse choisir. Ne repousse une paire que quand le bruit n'est pas satisfaisant. Pas assez fort. Pas assez sauvage. La bataille. La faim. Le sang. Il a faim. Pas que de sang. Mais la torture n'est pas que pour Bunny. Ça lui permet de rester alerte. Il accepte qu'il lui mette les boucles immédiatement. Elles ont été lavées. Il ne craint plus autant les maladies qu'avant, mais il préfère être prudent. On ne savait jamais. Et puis... c'est une question de propreté.

Il s'installe sur le banc, pose ses mains sur le bois dur, lève la tête, ferme les yeux. Il aurait presque l'air d'une offrande, ainsi. Il le laisse effleurer ses oreilles. Cinq d'un côté, trois de l'autre. Il entend le tintement. S'apaise, partiellement. Entrouvre les lèvres, savourant l'air autour de lui. Il y a Bunny, bien sûr, si proche, si tendu, si tenté. Il a fini. Et pourtant il ne s'éloigne pas.

Il referme la bouche. Rouvre les yeux, les sourcils froncés. Le fixe du regard. Hoche la tête. Entend le cliquètement, sent les breloques métalliques qui lui effleurent l'épaule. Il ne s'est pas attaché les cheveux et s'est assis dessus. Inconfortable. Distrayant. Il intercepte une odeur. Tourne la tête. Grogne.

Il n'aime pas mélanger le travail et le loisir. Que font-ils là? Il entend le craquement du bois sous sa main. Soupire. Se relève en tenant distraitement Bunny par la taille pour ne pas l'envoyer à terre. Il ne pense déjà plus à lui. Il a revêtu son masque professionnel. Celui froid, blasé, maniaque... sauvage. Pas si différent de celui de toutes les nuits, en réalité.

Il laisse sa veste retomber sur le banc, murmure un vague "Reste-là" et met le cap sur eux. Parlait-il à la veste, ou au lapin? Aucune idée. Il n'a pas emporté de lacet pour les attacher. Il se tresse les cheveux rapidement, à moitié seulement, et pénètre sans bruit dans le renfoncement où ils se sont dissimulés. Avec la petite hôtesse du magasin d'ameublement. Il les écoute parler. Ils sont bien trop entreprenants avec elle.

Ca tombe bien, il n'a jamais aimé ce groupe indépendant qui essayait de grignoter leur territoire. Il faudrait prévenir le Boss. Demain. Il laisse échapper un petit soupir, et les regarde se retourner, surpris. Il secoue la tête. Entend le cliquètement. Baptême dans le sang pour les nouvelles paires.

La fille s'est enfuie. Il lui a peut-être dit de ne pas en parler, qu'il ne s'est rien passé. Elle l'écoutera. Sera reconnaissante. Ça arrive, de temps en temps. C'est lassant. Les femmes sont tellement faibles. La modernité s'est fourvoyée de leur avoir accordé des droits presque équivalents à ceux des hommes. Heureusement qu'il y avait encore des gens censés, comme Bunny.

Un sourire lui échappe. Il sent une odeur d'urine. Se souvient qu'il tient un mécréant à vingt centimètres du sol, alors que l'autre git déjà, la gorge arrachée. Il se disait bien que sa faim s'était apaisée. Doucement, presque avec tendresse, il appuie l'autre gangster contre le mur, lui demande la raison de sa présence sur leur sol. Il refuse se répondre. Il le bâillonne de la main alors que, d'un coup sec, il lui arrache un doigt.

Il a déjà entamé la deuxième main quand il se décide enfin à passer à table. Pas lui, pas encore. Il a déjà perdu trop de sang, il se gâte, change de couleur, brunit déjà sur le carrelage. La réponse ne lui plaît pas. L'odeur le dégoûte presque, depuis qu'elle s'est mélangée à celle du contenu de l'estomac lors du relâchement des sphincters. Il sort un téléphone de sa poche. Un vieux modèle.

En quelques secondes, le Boss lui répond. Il déteste cette voix synthétique. Il lui explique la situation, l'appareil coincé entre l'épaule et l'oreille, tandis qu'il s'affaire à décapiter l'homme à la main. La colonne résiste un peu, mais le bruit de la chair, si semblable à celui de la soie qui se déchire, est satisfaisant.

Consciencieusement, il s'essuie les mains, raccroche. Une équipe de nettoyage arrive. Un nouveau sourire ourle ses lèvres. Il ne s'est même pas taché. Il soupire en voyant le sang sous ses ongles. Quitte la scène sans un regard en arrière. S'engouffre dans les toilettes les plus proches pour se laver frénétiquement. Il redescend en pression. Il est bien. Se sent de meilleure humeur que depuis un moment.

Il se détache les cheveux en retournant vers le banc. Où en étaient-ils? Ah oui, les tapis...

Lavi tourne la tête. Lavi grogne. Lavi est mécontent. Mais cette fois, Bunny sait que ce n'est pas à cause de lui. Alors tout va bien. Lavi a sa tête qu'il n'aime pas. Bunny sait ce qu'il va se passer ensuite. Ça ne rate pas. Lavi dit de rester là, et puis Lavi s'en va. Alors Bunny attend. Comme toujours.

Il s'assoit sur le banc, les pieds posés sur l'assise, les genoux remontés sous son menton. Il a froid d'un coup. Il contemple la veste de Lavi, la met sur ses épaules sans l'enfiler. Bunny se sent mieux. Il a le droit, normalement. Il lui semble, en tout cas. Il a moins froid, et l'odeur de Lavi l'enveloppe. Comme si, en son absence, cette fragrance pouvait suffire à le protéger. Une façon de montrer que Bunny lui appartient, en quelque sorte.

Il fouille dans la poche de son pantalon et en sort une barre de céréales, un peu écrasée. Bunny a toujours de quoi grignoter. Il mordille dedans, lentement, en prenant son temps. Morceau par morceau. Quand Lavi disparaît comme ça, ça peut prendre un certain temps. Parfois, Bunny se dit qu'un jour, il ne reviendra pas. Il le laissera quelque part, partira, et disparaîtra. Animal abandonné au bord de la route.

Bunny se demande ce qu'il ferait si ça arrivait. Ce qu'il fera quand ça arrivera. Il ne sait pas. Il attendra, sans doute. Combien de temps ? Combien pour que le fidèle petit lapin se décider à cesser d'attendre son maître ? Longtemps... Trop longtemps, sans doute. Et pour faire quoi, après ? Nulle part où aller. Seul. Petit lapin perdu dans une ville trop grande. C'était ce qu'il était, avant de trouver Lavi. Avant que Lavi le trouve. C'est ce qu'il sera, quand Lavi l'oubliera.

Il est persuadé que ça arrivera, comme il est persuadé qu'il l'attendra, alors, aussi longtemps qu'il le faudra. Peut-être que quelqu'un le prendra en pitié et décidera de s'occuper de lui. Mais quelqu'un d'autre, ce n'est pas Lavi. Et Bunny est à Lavi. Alors Bunny attend. Et Lavi revient.

Bunny sourit, se lève, rend sa veste à Lavi, glisse sa main dans la sienne. Il se souvient de ce que Lavi a demandé ensuite. Des tapis. Deux tapis. Cette fois Bunny sait où aller, le guide, connaît la boutique où il le fait entrer. Il aime bien cet endroit. C'est plein de choses douces et pelucheuses. Comme lui.

Bunny touche à tout. Il savoure la douceur, admire les textures du bout des doigts, si nombreuses, si différentes. Ça ne choisit pas avec les yeux, un tapis. Des images reviennent. Moins vives qu'avant, mais quand même assez pour lui rappeler que son pantalon le serre. Il choisit les tapis en fonction des images qu'ils font naître.

Pendant que Lavi paye, Bunny vient se blottir contre lui. Il a le droit, des fois. Des fois, Lavi aime bien le sentir contre lui. Des fois ça l'agace, et il le repousse. Là, Bunny ne sait pas encore comment Lavi va réagir. Il glisse quand même ses bras autour de sa taille, au cas où il aurait le droit de rester.

- On peut rentrer maintenant Lavi ?

Bunny est fatigué. Fatigué du monde extérieur, en tout cas. Bunny voudrait retourner dans son clapier.

Quand il atteint le banc, il se rend compte que la veste et le lapin l'ont attendu. Et ensemble, qui plus est. Avec son odeur sur lui, Bunny a l'air moins vulnérable. Il attrape par la nuque un homme qui voulait s'approcher. *C'est à moi. Pas touche.* Il repasse sa veste, tâte les poches par réflexe. Toujours pas de cigare. Et la flasque de bourbon est vide. Mais il est de meilleur humeur. Et il peut confirmer que les boucles d'oreille tintent comme il le souhaitait. Il trouve ça étrange, de se rendre compte qu'avoir laissé Bunny décider n'était pas une mauvaise idée. Que ça lui paraît normal.

Il le suit dans le nouveau magasin. A une époque, il s'en souvenait, il suffisait d'aller voir un homme, de passer commande. Pas besoin de pénétrer dans ces immenses blocs de plomb d'où il ne voyait pas l'extérieur, de supporter les grésillements de tous ces appareils électromagnétiques, de se blesser les yeux à fixer ces surfaces blanches éclairées trop fort par des néons, ou de supporter tous ces gens. Mais le magasin lui plaît. Et Bunny sait ce qu'il aime. Il ne porte son attention que sur les matières les plus douces, les plus pelucheuses. Les plus difficiles à entretenir, aussi, mais il s'en accommodera.

Il le laisse choisir. Lui s'en contrefiche. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il n'y aurait qu'une baignoire dans l'appartement. Il va payer, au comptoir, et sent deux bras, timides, s'enrouler autour de sa taille. Le lapin est bien entreprenant, ce soir. Cela lui fait penser qu'il avait une idée de jeu. Mais une autre naît.

Il fixe le guichetier, dont les yeux ronds tentent de ne pas se fixer sur les jeune homme enroulé autour de lui. Il glisse le bras autour de lui, pose sa main là où elle semble le plus à sa place, sur son séant. Demande la date de livraison, prolonge le contact, laisse l'autre s'embarrasser, s'emmêler dans son discours. Il le presse, le harcèle, jusqu'à ce que l'autre s'effondre et propose d'aller chercher le responsable de la boutique.

Il hausse les épaules, laisse sa carte, rouge, simple, sobre. Sur celle-ci, son nom, son numéro de téléphone. Ils appelleront, assure l'autre. Il ne répond pas, tourne la tête vers Bunny, se penche sur lui, s'approche à un pouce de son visage, ses cheveux tombant en rideau autour d'eux.

"Oui. On rentre."

Sa voix tranche avec le ton froid qu'il avait utilisé avec le pauvre vendeur. Elle n'est pas tendre, non. Mais elle est basse, tentatrice. Il a l'impression que, la première fois qu'il l'avait utilisée, il avait tendu un contrat à signer de son sang. Comme dans cet horrible cliché du démon. Ils ne ressemblaient pas à ça, mais il n'avait pas envie d'y penser. Il avait autre chose en tête.

Il étouffe un rire. Bunny va détester ce jeu, il en est sûr...