Repos. Ou un jour où elle restait assise, dans son appartement, à regarder les piles de linge, propre ou sale, s'entasser, les livres s'élever en installations branlantes, à essayer de se reposer et de ne pas penser, pour tenir jusqu'à la prochaine garde. Ou, à défaut, une journée où elle se dépensait suffisamment, en allant à la boxe, par exemple, pour éviter de ruminer et coller un uppercut dans le menton carré de cerdo Martin. Il avait fait fort la veille. Très. Elle revoyait presque la scène. Son air pseudo-surpris et avide quand il était entré dans le vestiaire. Comme si elle ne l'avait pas vu...

Bon. Échec critique de la tentative de descendre en pression. La pleine lune n'était pas très loin. Dans ces cas-là, il n'y avait pas des milliers de choses à faire. Elle avait dévoré un magazine spécialisé, grignoté trois paquets de bœuf séché et pas grand-chose d'autre, bu environ trois litres de café. Et il était désormais l'heure. Elle éparpilla ses vêtements à travers l'appartement alors qu'elle se dirigeait vers, puis s'engouffrait dans, la douche. Elle laissa la pluie lui fouetter le sang, laver les restes de sa journée, emporter les bribes de rage qui tournoyaient encore en elle. Un brushing et une discrète couche de maquillage plus tard, elle enfilait une courte robe cintrée, d'un gris perle semblable à celui de ses yeux soulignés de khôl.

Elle quitta l'appartement, décidée pour Minami. Revint une fois pour reposer son sac de sport. Une seconde pour prendre son téléphone. Perdit un quart d'heure à chercher ses clefs de voiture. Puis ses chaussures. Décidément, quand elle pouvait... Noires, en daim. Pas trop haute. Elle n'avait pas honte d'être petite. Et elle aimait son confort. Bien. La nuit commençait bien.

Hijo de perra. Ah non, ça c'était elle. Fille de chienne. Elle éclata de rire, sur la piste de danse. Oui. Elle était ça, et bien d'autres choses. Elle avait trop bu. Pas assez mangé. Son estomac était solide. Son équilibre... compromis. Elle n'arrivait pas à s'arrêter de rire. La tête lui tournait un peu. Elle marcha prudemment jusqu'au vestiaire, les cheveux collés par la transpiration. La bonne. Celle de la danse, celle de la chaleur des corps rapprochés, collés, se mouvant, sensuellement, frénétiquement. Il n'y avait que dans ces moments-là qu'elle oubliait. Dans la folie de la danse. Dans le corps abandonné.

Mais elle avait besoin d'air. Parce que c'était toujours comme ça que ça finissait. Si elle ne trouvait personne, elle sortait. Flânait. Comme ils le faisaient, à Santiago. Non... Elle était sortie pour oublier. Elle fit quelques pas mal assurés sur le trottoir. Reçut une proposition indécente d'une personne encore plus saoule qu'elle. Elle refusa. Poliment. Une fois. Deux. Commença à s'agacer. Si elle le frappait, l'amochait, il lui faudrait le soigner. La poisse. Le raisonnement mit longtemps à arriver à son cerveau embrumé. La solution plus encore. Il essayait d'enfoncer sa langue au fond de sa gorge quand elle lui apparut. Elle lutta contre lui. Lutta contre la colère qui lui donnait l'envie de mordre et de griffer. Lutta contre ses omoplates, qui brûlaient, grattaient, poussaient. Pas maintenant, pas maintenant.

Elle parvint à lui écraser le pied et à se dégager, puis franchit la première porte ouverte qu'elle trouva. Un bar. Mierda! On ne l'empêcherait pas d'entrer dans un bar. Elle tourna la tête. Se pinça l'arête du nez. Seigneur, qu'avait-elle donc fait pour ne mériter que ce genre "d'aventures"? Par chance, il y avait du monde. Elle s'enfonça dans la foule, s'approcha du comptoir, sans prêter attention à qui que ce soit. Ni au fait que sans son maquillage, qui avait coulé, les cheveux détachés, la transpiration perlant encore sur sa peau à peine dorée, ses yeux un peu trop écarquillés, elle avait l'air d'une adolescente perdue, et pas d'un médecin respectable.

Elle surveillait encore la porte, vaguement, par-dessous la marée humaine qui la comprimait, lorsqu'elle commanda, de sa voix chaude, sans penser même à traduire:

"Mojito, por favor."

Journée de merde, clients de merde, soirée de merde. Il y a des jours comme ça où on ferait mieux de rester au lit. Elle n'a pas eu de matinée, puisque, ayant fait la fermeture du bar, elle s'est levée vers 13h. Elle a passé la première moitié de son après-midi à essayer de se réveiller, et la deuxième à éponger tout son appartement après que la machine à laver ait rendu l'âme. Et puis on l'a appelée pour savoir si elle pourrait venir remplacer la fille qui était censée bosser ce soir, parce qu'elle est malade, ou sa fille est malade, ou quelqu'un est malade, bref. Et puis c'est sa voiture qui lui a claqué entre les doigts, et elle a dû venir bosser, sur son jour de congé, en bus bondé.

C'est donc en retard et déjà passablement énervée qu'elle est arrivé au bar. Et ça ne faisait que commencer. En règle générale, Shanna aime bien son travail. Rencontrer des gens, être entourée d'humains aussi divers que variés, écouter leurs histoires, leurs problèmes, leurs vies. Mais, de temps en temps, il y a ce genre de soirée. Celle avec le client qui renvoie trois fois sa boisson parce que soi-disant elle ne lui convient pas. Celle avec le client qui gueule parce qu'il n'est pas servi assez vite. Celle où, bien sûr, il y a un monde infernal, où on ne s'entend pas penser, où on doit tout speeder. Celle avec le gros lourd qui la drague en se croyant subtil, qui refuse de lui lâcher la jambe, qui ne prend pas non pour une réponse, qui s'étonne de recevoir sa main dans la figure après avoir laissé traîner les siennes où il ne fallait pas.

Heureusement que l'ange est peu encline à la colère, et qu'elle a eu toute une éternité pour apprendre la patience, parce que sans ça il y aurait sans doute eu plus qu'une simple gifle qui aurait volé, et sur plus d'une personne. Mais heureusement, le temps passe, la soirée avance. Il y a encore pas mal de monde dans le bar, mais l'atmosphère s'est calmée. Et ils boivent plus lentement, à cette heure, ce qui lui laisse le temps de respirer.

Elle arrive même à se permettre le luxe de rester désœuvrée quand elle voit une jeune femme se frayer un chemin jusqu'au zinc à travers la foule. Elle est presque sure de ne pas l'avoir encore vue de la soirée, donc elle doit tout juste arriver. Elle a les cheveux défaits, le visage couvert de transpiration, le maquillage à l'avenant, et surtout, elle a des regards vers l'entrée. Tout ça attire l'attention de la barmaid, qui sait reconnaître les problèmes quand elle les rencontre. Probablement pas des gros, ou alors pas trop, mais peut-être assez pour que la blondinette se sente l'envie d'en parler. Shanna prépare le cocktail rapidement, et le sert avec un sourire.

« Soirée agitée, ou mauvaise journée ? »

Il n'est pas rentré. Un soupir clairement audible lui échappe alors que le verre se pose doucement sur le comptoir. Elle se redresse, s'accoude. Remercie d'un signe de tête et goûte le mojito. Un gloussement lui échappe. Hum... Elle ne glousse jamais, normalement. Mais elle est déjà passablement saoule. Et en plus... En plus la pression redescend. Elle regarde enfin la barmaid. Excellente question. Était-ce la journée, ou juste la soirée?

Luttant pour focaliser son regard, elle la regarda. Vraiment. Un sourire étira ses lèvres. Elle avait toujours trouvé ça plus agréable d'être servie par une femme. Et une belle femme, qui plus était. L'alcool était toujours meilleur. Un nouveau rire. Elle avait l'impression d'entendre un vieux loup de la meute parler. Un vieux Loup, même. Un macho de la première heure. Une brune. Un petit soupir lui échappa. Finit son mojito. Et se décida à répondre, toujours un peu hilare. Il allait falloir qu'elle se calme:

"Un peu des deux, bella. Les journées d'inactivité ne me réussissent pas. Et apparemment, les sorties en solitaire non plus..."

Elle leva son verre pour la saluer, avant de se rappeler, ou plutôt de se rendre compte, qu'il était vide. Elle le reposa plus ou moins délicatement, repoussant ses cheveux derrière son oreille dans le même mouvement. Elle plissa les yeux. Elle avait bu un peu trop vite. Elle allait avoir une migraine carabinée le lendemain. Et peut-être... Non. Un nouveau petit rire.

"Et vous, pas trop compliqué les soirées comme celles-ci? Beaucoup de monde, beaucoup de gens en état d'ébriété avancée à gérer... De mécontents, etc... Ça ne doit pas être facile."

Elle grimaça en entendant son accent à couper au couteau. L'alcool ne lui réussissait pas. Elle devrait probablement arrêter de boire... Un café? Hmmh... Ca semblait être une bonne idée. Peut-être... Mais elle aurait bien aimé continuer à parler avec la barmaid. Et si elle recouvrait la totalité de ses esprits, il n'était pas garantie qu'elle soit aussi... Lourde? Oui, à peu près... Entreprenante, elle aurait bien aimé... Mais ce n'était probablement pas l'effet dégagé. Elle haussa les épaules et continua à l'observer évoluer derrière le comptoir. Hmmh... Ce serait dommage.

Une chose est sure : c'est loin d'être son premier verre de la soirée. Il suffit de la voir et de l'entendre pour le savoir. La façon dont elle glousse quand Shanna fait glisser sa commande vers elle, les difficultés qu'elle a à concentrer son regard, son sourire un peu trop marqué, sa voix aussi, quand elle se décide à répondre. Mais bon, ça va. Shanna a vu bien pire, ne serait-ce que ce soir. Tant qu'ils ne deviennent pas violents et qu'ils sont capable de tenir leur propre tête, la barmaid continue de servir. Ne jugez point afin que vous ne soyez point jugés, et toutes ces choses. Elle laisse échapper un petit rire en voyant la jeune femme la saluer de son verre vide.

« Faudrait penser à éviter de sortir seule alors. »

Sourire. Clin d’œil. Invitation ? Peut-être. Peut-être pas. Shanna ne sait pas encore. Elle aime bien jouer avec ses clients. Ou ses clientes, aussi bien, elle ne fait pas foncièrement de différence. Ça va rarement plus loin. Quasiment jamais, même. Simplement parce qu'elle aime bien. Ça permet de faire passer la soirée de façon plus sympa, en général. Et paradoxalement, quand c'est elle qui drague, ça lui évite de se faire draguer par les indésirables. Sans oublier que ça peut aider pour le pourboire, mais ça c'est juste un à-côté sympa.

Elle regarde la blondinette, prend le temps de l'observer pour de vrai. Elle. Plutôt jolie, sous son maquillage ruiné. Son aura. Un peu brouillée par l'alcool. Mais surtout... Étrange. Ce n'est pas un ange, elle l'aurait remarqué tout de suite. Pourtant il y a bien quelque chose qui semble... Familier ?Difficile à dire. Pas humaine, en tous les cas. Shanna est intriguée, intéressée.

Shanna se tire de sa contemplation pensive quand la jeune femme l'interroge sur sa soirée, à elle. C'est rare que les clients aient ce genre de considération. Surtout à cette heure, et après avoir déjà vu passer un certain nombre de verres. La barmaid sourit, s'apprête à répondre quand elle remarque un client qui cherche à attirer son attention un peu plus loin. Elle s'esquive avec un geste d'excuses, va s'occuper de lui rapidement avant de revenir à la jeune femme avec un petit sourire en coin.

« Disons qu'il y a des soirées agréables et que celle-ci était loin d'en faire partie. Mais ça peut encore s'arranger... Avec un peu de chance, je tomberai sur quelqu'un d'assez gentil pour compenser pour tous les méchants clients que j'ai dû supporter ce soir... »

Air faussement larmoyant, regard mi-piteux mi-amusé, petit sourire en coin. L'ange s'amuse bien, commence à se détendre après une soirée rude qui lui a porté sur les nerfs. Pendant qu'elle parle, elle s'active : deux verres à shooter apparaissent sur le bar, des bouteilles défilent dans ses mains. Vodka et sucre de canne principalement, plus un peu de quelques autres pour le goût. Elle peut bien se le permettre, la soirée touche à sa fin. Le patron est d'accord, tant qu'on abuse pas et qu'elle est en état de faire son boulot. Les privilèges du métier. Elle fait glisser un des deux shots vers la jeune femme, lève l'autre dans sa direction avant de le descendre cul-sec. Puis elle s'accoude sur le zinc, penchée en avant. D'humeur à discuter.

« C'est joli cet accent. Ça vient d'où ? »

Le sourire lui va bien. Le clin d’œil, en revanche, lui fait hausser un sourcil. Peu charitable de se moquer d'une cliente, surtout aussi passablement éméchée. Non, ça ne veut rien dire... Aussi... éméchée tout court, en fait. Elle commence à avoir du mal à réfléchir. Tout du moins à penser en japonais. Quelle idée d'inventer une langue si fichtrement compliquée. Elle tente de se réciter la liste des MST, pour passer le temps, pour essayer d'évaluer. S'arrête au bout de deux. Elle a bu beaucoup plus que prévu. Elle ne se souvient plus quand elle a mangé pour la dernière fois. Une histoire de bœuf séché?

Aaaah... Arrêter de réfléchir, trop d'effort. Elle a l'impression que les gens parlent trop fort. Ca l'énerve. Mauvais. Elle n'a pas l'alcool méchant, normalement. Comment ils appellent ça déjà? Frustration? Quelque chose d'approchant. Elle tire un chapeau invisible pour la remercier du conseil. Ne pas sortir seule. Mais avec qui? Un soupir lui échappe alors qu'elle efface, ou étire, le khôl sous son œil gauche. Ce serait peut-être une idée de rentrer... Pas certain qu'elle arrive à marcher jusque Kita. Elle est venue en voiture? Mierda. Oui. Pas la peine d'y songer. Elle aime les urgences, mais pas quand c'est elle sur le brancard.

Elle pose le menton dans sa paume et penche la tête, comme un chien attentif, quand la belle barmaid revient et répond finalement à sa question. Quelques secondes, elle s'est demandé si elle avait bien fait de la poser. La subtilité. Elle apprendrait un jour, elle se le promettait depuis une trentaine d'années. Un jour où elle marcherait droit et réussirait à toucher son genou avec son coude sans s'étaler minablement, les quatre fers en l'air, sur le carrelage. Pas ce soir, en somme.

Mauvaise soirée. Nouvelle invite. Trop dur de penser à une réponse fine ou intelligente. Mélange de trop de mauvaises choses, baignant allègrement dans l'alcool. Marre d'être Morgan. D'être le sage et obéissant Docteur Cristobal. Elle éclate de rire. Elle n'est pas assez saoule pour croire à ses propres pensées. Impulsive petite Lubin. Alors elle enchaîne:

"Je vois ce que tu veux dire, bella. Avec un peu de chance, je trouverai aussi quelqu'un pour chasser le vilain souvenir de ce pervers qui a essayé de me tripoter dans la rue..."

Un clin d’œil. Enfin, version Morgan. Elle n'a jamais réussi à n'en fermer qu'un seul. Ce qui donne quelque chose d'assez ridicule. Un nouveau gloussement alors qu'elle avale, cul-sec, le contenu du shooter. Vodka. Saura. Ça arrache. Et ça n'a pas très bon goût. Tequila, por favor. Oups, elle n'a pas parlé à voix haute. Si? Non, visiblement pas... Elle secoue la tête avec l'impression que son cerveau surnage sur une mer éthylique avant d'aller s'écraser sur les parois trop dures de son crâne, en résonnant comme le bourdon de l'église de son quartier, à Santiago.

Elle repose son verre sans douceur sur le bar. Elle l'avait cru un peu plus loin. Elle louche un peu pour essayer de mieux viser. Hoche la tête, satisfaite de son coup. Puis relève ses prunelles grises, un peu voilées, un peu trop brillantes. Ses ongles trop courts tambourinent le comptoir. Elle ne s'ennuie pas. Elle a juste besoin de garder le contact. Un son familier. Comme une course. Des coussinets souples sur le bitume alors qu'elle attend dans la voiture. Elle hausse à nouveau un sourcil. Elle aura tout gagné. La gueule de bois, la migraine ET les souvenirs. Carton plein, ma grande. Sa voix est un peu ailleurs quand elle répond. Elle aura mis le temps.

"Chili. C'est pas si loin, quand on y réfléchit."

Se changer les idées avant de s'énerver. Ne pas penser. Ne pas songer à quoique ce soit qui la renverrait là-bas. Est-ce qu'il fait chaud, ou est-ce que c'est juste elle? Son dos brûle. Pas le moment... Parler d'autre chose...

"Ça te dit, un petit-déj, après ton service?"

Subtilité, quand tu nous tiens...

Shanna rit à la réplique de sa blondinette, au clin d’œil raté. Pas pour se moquer, mais simplement parce qu'elle se sent de bonne humeur. Chasser les souvenirs l'une de l'autre, hein ? Pourquoi pas. Elle a déjà commencé, en tout cas. Par contre, le shot n'était pas forcément une bonne idée, la demoiselle semble ne pas très bien le supporter. Too much après ce qu'elle a déjà du descendre, sans doute. Et elle n'a pas l'air de tellement aimer, de toute façon. Plus de vodka pour la belle, noté.

L'ange attend patiemment que la jeune femme rassemble assez ses idées pour répondre à sa question. Elle a l'habitude de ce genre de discussion, ça ne la dérange pas. L'alcool rend souvent les conversations intéressantes, mais un peu compliquées, parfois... Elle en profite pour observer encore, l'air de rien, l'aura de l'inconnue. Elle en froncerait presque les sourcils, tant ça la rend perplexe. Il y a définitivement quelque chose de Céleste en elle... Demi-ange, peut-être ? L'idée lui paraît saugrenue, mais ce n'est pas impossible, après tout. Probablement pas venant d'un ange blanc, en revanche... Gris ou noir ? Difficile à dire. Et pour le reste, aucune idée. Joli petit mystère alcoolisé.

« Non, rien qu'un océan à traverser... »

Shanna sourit. Pas si loin en effet. Infiniment plus accessible que là d'où elle vient, en tous les cas. À peine quelques battements d'ailes, si elle se décidait à le faire. Pas qu'elle ait particulièrement de raison de le vouloir, cela dit. Elle ne connaît pas vraiment le Chili. Sait juste que c'est joli, vu d'en haut. Ou du moins que ça l'était, à une époque. Il y a bien longtemps. Ça a dû changer, depuis le temps. Comme tout le reste. Les humains et leurs vies frénétiques, turbulentes, inarrêtables. Ou presque.

La barmaid se laisse surprendre par la question, éclate de rire à nouveau. C'est le genre de réplique qu'on attend de la part de types comme le gros lourd qui s'est pris une gifle pour ne pas avoir su tenir ses mains tout à l'heure, pas des jolies blondes comme elle. Le genre d'invitation que la belle brune a l'habitude de refuser, plus ou moins gentiment selon de qui elle vient. Et pourtant, pour une fois, elle envisage sérieusement une tout autre réponse. Peut-être à cause de cette soirée de merde, qu'elle a bien envie de finir sur une note plus chaleureuse. Peut-être à cause de cette aura si particulière, qui l'intrigue et la fascine en même temps. Ou de cet accent chaud qui arrive à la faire voyager rien qu'à l'écouter. Peut-être parce qu'elle l'aime bien et qu'elle en a envie, tout simplement.

« Faut voir. Il va bien falloir que quelqu'un te ramène de toute façon, vu ton état. »

Sourire mutin, un peu taquin. Mais indubitablement intéressé. Elle jette un regard à sa montre avant de reprendre.

« On ferme dans une grosse demi-heure à peu près. Plus le temps d'arriver à virer les retardataires. Tu crois que tu vas arriver à rester réveillée jusque là ? »

Quand la barmaid éclate de rire, Morgan sourit. Le son a résonné juste un peu trop fort à ses oreilles. Migraine, déjà? Elle connaissait un remède naturel à ce mal. Mais il demandait la participation d'une personne en pleine forme et en pleine possession de ses moyens. Exactement comme la belle brune devant elle. Un petit rire lui échappe à son tour. Elle ne se souvenait plus de qui lui avait donné cette astuce. Mais ce serait un argument de la dernière chance. Pour la convaincre de monter... Ah. Non. L'état de l'appartement... Il faudrait qu'elle range, un jour. Quand elle serait de repos. Mais... Elle n'avait pas été de repos? Si si... La prochaine fois. Procrastination chérie.

Elle réfléchissait à tout et à n'importe quoi pour ne pas penser au tambourinement de la meute sur le comptoir, et pour ne pas montrer à quel point elle avait envie de recevoir une réponse positive. Tu fais pitié, Morgan. Oui, oui, je sais... Mais parfois, elle ne comprenait pas la façon dont les gens réagissaient. Tout était plus simple, là-bas. Il suffisait de dire ce qu'on voulait. C'était oui ou non, et voilà. Plus basique. Plus rude. Pas forcément plus dangereux, cependant. Les subtilités pouvaient parfois rendre les choses inquiétantes.

Elle était tellement plongée dans ses pensées, et son esprit était tellement concentré, qu'elle faillit rater la réponse de la barmaid. Des subtilités, encore. Cependant, elle laissa échapper un petit rire:

"En plus, je suis venue en voiture, ce serait criminel de me laisser prendre le volant..."

En soi, ce n'était pas vraiment faux. Elle n'était même pas certaine de réussir à retrouver ses clefs dans son... micro-sac. Oui, bon. L'alcool avait bon dos. Elle avait vaguement l'impression que le comptoir tanguait. Elle tiendrait bon. Quelle idée d'avoir des tabourets aussi hauts. Pensaient-ils aux gens qui ne faisaient pas deux mètres de haut? Cela dit, elle n'arrivait pas vraiment à déterminer si cette réponse était du lard ou du cochon. Ou du bœuf? Elle avait faim. Un peu. Elle farfouilla dans son sac, en extirpa une lanière de beef jerky qui devait y traîner depuis... un mois ou deux, et commença à la mâchonner.

Un nouveau rire lui échappa. S'endormir? Certainement pas... Elle lui adressa un sourire taquin avant de répondre, un peu grandiloquente:

"Donnez-moi une superbe princesse à sauver, une tasse de café comme arme, et j'attendrai jusqu'au bout de la nuit. Ou de la journée. Enfin, vous voyez ce que je veux dire..."

Un dernier rire. Ou toute la magie d'avoir appris à "lever les filles", selon leurs termes, avec de vieux Loups. Pas de mer, non. Juste des machos âgés de plusieurs siècles, bourrés de testostérones et bien trop certains de leur charme. Au pire, elle se souvenait à peu près de la direction de son appartement. Et puis, il restait l'argument de la migraine, au cas où...

Criminel, rien que ça ? Shanna sourit, sans rien dire, à la réplique. Si ce serait criminel, alors elle n'a pas le choix, n'est-ce pas ? Elle ne peut tout de même pas laisser repartir cette pauvre petite chose toute seule. Et puis elle s'en voudrait terriblement si elle finissait par avoir un accident à cause de son inaction. L'ange caresse l'idée, joue avec. Comme si elle avait besoin d'une excuse. Mais peut-être bien que oui, au fond. Ce n'est pas comme si c'était une habitude après tout, qu'elle ramène quelqu'un. Ou plutôt qu'elle se laisse ramener par quelqu'un. C'est déjà arrivé, bien sûr, mais ça reste du domaine de l'exception.

Elle regarde la jeune femme tirer dans son sac pour en tirer... une lanière de viande séchée ? Surprenant... pour le moins. Mais après tout il y a tant que de choses qu'elle ne comprend pas dans le comportement des Humains, elle n'est plus à ça près. Enfin, des Terrestres, plutôt, puisqu'elle est déjà à peu près convaincue que sa blondinette n'a pas grand chose d'humain. Même si, à voir les réactions des quelques clients qui lui prêtent un tant soi peu attention, il n'y a pas qu'elle qui trouve ça étrange... Mais peu importe. Elle rit à nouveau à la réponse toute chevaleresque de la chilienne.

« Superbe princesse, hein ? Je croyais que c'était moi qui étais censée te sauver du terrible danger de te laisser rentrer seule chez toi... »

En même temps qu'elle parle, elle fait chauffer la machine à café, rarement sollicitée à cette heure mais toujours allumée, au cas où. Elle dépose la tasse fumante devant la jeune femme, y ajoutant machinalement les petits emballages de sucre et de crème individuels pour accompagner. Elle s'apprête à ouvrir la bouche quand un client se manifeste de l'autre côté du bar, rapidement suivi par plusieurs autres.

L'heure tourne, les habitués et ceux qui ne sont pas encore assez imbibés pour avoir perdu la notion du temps pensent à passer leur dernière commande avant qu'on ne les fasse vider les lieux, certains commencent même à s'en aller d'eux-mêmes. Le tout lui prend quelques minutes, après lesquelles elle revient s'accouder en face de la jeune femme.

« Au fait, est-ce que ma valeureuse sauveuse a un nom ? »

Lentement, comme au compte-goutte, le bar se vidait, et Morgan avait presque l'impression que le monde lui offrait un court instant d'intimité. Leur offrait une alcôve, au vu et au su de tous, mais dissimulée dans la jungle environnante. Tout du moins, c'est ce qu'elle pensait du fond de sa stupeur alcoolisée. Le bœuf avait agi comme un fil rouge qui lui avait au moins permis de sortir la tête hors de l'eau... Enfin de la tequila.

Elle hocha la tête en entendant la remarque de la belle brune. C'est vrai qu'elle était censée être la princesse qui devait être ramenée à dos de cheval blanc dans sa tour d'ivoire. Son château personnel. Qui n'avait vu ni balai ni citrouille depuis bien longtemps. Et pour tout cheval, sa propre voiture. Ou celle de Kohane. Ou de quelqu'un d'autre, encore. Elle eut pour la barmaid un petit regard contrit de loupiot battu, et s'exclama d'une petite voix dramatique:

"Au temps pour moi, bella. C'est mon côté macho qui ressort, j'en ai peur. Sauvez-moi autant que vous le voudrez... Me pardonnerez-vous cette impudence?"

Elle sentit ensuite la subtile, forte, amère, corsée, sublime, envoûtante odeur du café. Le breuvage représentait probablement un tiers de ce qui coulait dans ses veines. Un autre tiers était du beef jerky mâchonné, et le dernier du sang, malgré tout. Dédaignant royalement le sucre et la crème, et sans même prêter attention aux brûlantes vapeurs qui s'élevaient de la tasse, elle la bascula dans sa gorge. Elle eut un petit sifflement de bouilloire trop chaude. Madre mia! Ce que c'était bon! Rien de tel après l'alcool. *Ou après l'amour* souffla une petite voix dans sa tête. Celle qui aimait se rouler en boule sur sa fenêtre les soirs de pleine lune. Celle qui aimait dormir en pack. Mais point n'était besoin de s'avancer.

Mais le café ingurgité lui permettait déjà d'y voir suffisamment clair pour ne plus loucher, ni pour lutter autant qu'auparavant contre la douleur lancinante de ses omoplates. Elle porta une main distraite au droit, toujours aussi saillant, disgracieux, anormal. Elle avait tenté de faire des radio, de comprendre. Mais le peu d'Ange qu'elle avait en elle avait tué le Lycan. Et le peu de Lycan en elle avait freiné, stoppé, l'Ange dans son développement. Elle était une chose qui n'aurait pas dû exister, comme sa mère le lui avait rappelé. Et elle n'était pas médicalement viable, normalement. Elle, comme les autres hybrides, était à la limite entre deux espèces, et finalement, pas assez de l'un, et trop de l'autre, et rien moins qu'humaine. Rien plus.

Sauf qu'elle n'avait rien d'humain. D'humanoïde, oui, d'anthropomorphe, à la rigueur. Elle était un loup raté avec des ailes. Une aile. Cette pensée coïncida avec l'instant où la brunette lui demanda son nom. Son éclat de rire aurait pu convenir aux deux. Mais il était un tout petit peu trop ironique, sarcastique. Elle se reprit vite. Elle était au mauvais endroit sur l'échelle de l'ivresse. Au-delà de la joie, bloquée devant la porte de l'abandon total. Trois cafés ou trois tequila. Elle devrait faire un mug avec cette citation. En attendant, il faudrait rester sur le fil de cet étrange rasoir.

"Au moins, tu ne m'as pas demandé ma carte d'identité... Je ne sais jamais si c'est pour mon âge ou une mauvais excuse pour demander mon nom! Mais je t'en prie, appelle-moi Morgan, comme... Presque personne en fait. Et comment dois-je, puis-je, appeler la succulente et courageuse reine de ce bar?"

Un peu théâtral... Gon, probablement. Gonzales, un des plus mauvais dragueurs de la Meute. Enfin, à sa décharge, elle ne réfléchissait pas encore tout à fait avant de parler. Et elle manquait un peu de pratique. Le moment de plaider l’œuvre charitable pour soigner sa migraine n'allait peut-être finalement plus tarder... Elle espérait pouvoir au moins payer le petit-déjeuner, avant. Bah, advienne que pourra. Attention, bella, qui sait si tu ne vas pas voir le loup ce matin? Un son à mi-chemin entre le gloussement et le toussotement pervers lui échappa. Que te jodan, Lubin! Haaaa, ne me tentez pas!

La réplique tire un sourire amusé à Shanna pendant qu'elle prépare le café. Le regard de chien battu et la voix trop dramatique pour être honnête font tout. Et l'accent. Sa blondinette n'est peut-être pas franchement plus subtile que ses lourdingues habituels, mais définitivement plus amusante. Elle s'accoude à nouveau au bar en déposant le café et fait mine de réfléchir avant de répondre, sourcil haussé et sourire en coin.

« Je sais pas... On verra si tu sais te faire pardonner. »

Le client qui se manifeste ne laisse pas le temps à la jeune femme de répondre, et quand l'ange revient c'est elle qui change de sujet en lui demandant son nom. Cette fois, la tirade la fait franchement éclater de rire. Too much, vraiment. Mais un petit côté chevaleresque pas si désagréable. Qui va bien avec son prénom. Joli nom pour une jolie fille. Subtil. À peu près autant que la chilienne. L'idée la fait sourire. Mais c'est vrai qu'elle aime bien son prénom. Pas très chilien, cela dit. Il lui rappelle les vieilles légendes de France. Un prénom de fée.

« Shanna suffira. Succulente et courageuse je ne sais pas, mais pas reine en tout cas. Hélas je ne règne pas céans, je me contente de veiller sur les pauvres âmes égarées qui arrivent jusqu'à moi. Ange gardienne, à la rigueur. »

Délicieuse ironie qui fait rire la déchue pour elle-même. D'un rire plus amer qu'elle ne l'aurait crû, pourtant. Rien qu'un peu. Elle chasse l'idée en se servant un nouveau shot, cette fois juste pour elle. Morgan a déjà assez d'avance comme ça. Shanna n'espère pas la rattraper, mais elle peut au moins réduire l'écart. Et puis elle a bien besoin de se détendre. Même si elle veut bien croire que blondinette saura l'aider sur ce plan là...

« Dis donc beauté, tu me présentes pas ta copine ? »

Soupir qu'elle ne cherche pas à dissimuler. Elle n'a même pas besoin de tourner les yeux pour reconnaître la voix. Un habitué qui a déjà essayé plusieurs fois de la convaincre de se laisser raccompagner. Il peut toujours s'accrocher. Bien qu'apparemment il a fini par se trouver une autre cible. Au moins pour ce soir.

« Dis donc Shoutaro, est-ce qu'il va falloir que je laisse Viktor te casser la main pour de bon cette fois ? »

Un regard sur l'importun, qui glisse ostensiblement vers le gorille en costume qui se tient sagement appuyé contre un mur de l'autre côté de la salle, occupé à surveiller la clientèle. Elle aussi, elle a son ange gardien. Il a remarqué son regard, mais ne bouge pas encore. Il a l'habitude, il n'intervient que si elle lui fait signe. Sinon, il la laisse gérer de façon diplomatique. Plus ou moins. Pour le moment, Shanna ne bouge pas. Elle attend. Soit que le grand crétin se décide à s'en aller gentiment. Soit que Morgan réagisse. Après tout elle a aussi son mot à dire, c'est elle la concernée, pour une fois. Le regard de l'ange glisse vers elle, vaguement interrogatif.

Oooh, se faire pardonner. Si elle comprend ce sourire, du fond de sa stupeur éthylique, elle sait qu'elle saura. Ça et bien plus encore. Elle ne peut pas vraiment dire qu'elle manque d'entraînement. Même si elle est bien moins patiente, la semaine précédant la pleine lune. Un petit défi? Et une expérience potentiellement... enrichissante. Un petit sourire entreprenant, tout en dents, pour lui répondre. Point n'est besoin de mots quand le courant passe. Huh... Carlos. Probablement? Si si... Elle revoyait bien les quartiers de citron, le sel et les trois bouteilles de tequila, la dernière fois qu'ils avaient parlé.

Aaah, Shanna. Elle a enfin pu obtenir le Saint-Graal, le prénom tant attendu. Tant demandé. Tant espéré. Au moins, elle ne risque pas de le massacrer avec son accent chantant si impropre à la prononciation japonaise. Elle n'est pas reine, certes pas, mais en a le port et la prestance. Le sourire flanche à peine à l'évocation des Anges. Ange gardien. Une blague très certainement. Quoique le rire qui suit... Elle n'est pas psy, mais elle l'a suffisamment entendu, celui-là. Les Anges ne sont pas matière à rire. On ne se moque pas des envoyés du Seigneur. Son poing se serre, sous le rebord du bar. Elle songe à nouveau à cette croix. Il faudrait vraiment qu'elle demande si elle ne l'avait pas oubliée quelque part. Ou qu'elle range chez elle. A son prochain jour de repos... Elle interrompt cette pensée, qu'elle a l'impression d'avoir déjà eu un peu plus tôt dans la soirée.

Elle effleure à nouveau son omoplate et s'apprête à se lancer dans une réflexion laborieuse sur les Anges, la Bible et le péché, lorsqu'une voix typiquement masculine interrompt le flot de ses lamentations en devenir. Elles sentent la fin de soirée, d'ailleurs. L'action pour oublier les pensées. Elle lui jette à peine un regard. Elle ne sait pas repousser sans violence. Surtout... surtout avec si peu de sang dans son alcool. L'inverse? Elle hésite à commander un nouveau café.

Si elle n'a pas écouté ce qu'a dit l'homme, elle a très bien saisi ce que la barmaid lui a répondu. A moitié sérieuse, elle tapote sur le comptoir, l'air affolé:

"Ah non! Tu ne peux pas faire une chose pareille! Imagine! Tu lui casses la main, ou tu lui fais casser la main. Après, il faut appeler l'hôpital, les urgences. Et c'est Martin de service, cette nuit. Ou alors! Pire encore! Comme je suis sur place, et à cause d'un stupide serment, là, je suis obligée de m'en occuper moi-même... Et après, tout le reste passe à la trappe... Non non non. Une seule façon de gérer ça, s'en débarrasser une bonne fois pour toute, en une seule fois, et surtout, SURTOUT, planquer le corps. Le plus rapide, et le moins salissant, c'est de lui tordre le cou. Crac! et voilà, c'est plié... Huhuhu... Façon de parler, bien sûr. Il doit bien y avoir des crocodiles dans vos égouts aussi, ici, pour s'occuper, d'un flaite de ce genre, non? Sinon, y a toujours l'étouffement, mais ça prend plus de temps... Quoique vu les mains de... Viktor, c'est ça? Ça ne devrait pas être si difficile. Y a toujours le relâchement des sphincters qui posent problème, mais je crois qu'on n'y coupera pas..."

Pas un regard pour l'homme, ni même pour le videur. Son regard gris et étonnamment animé d'une pointe d'humour sauvage reste fixé sur la belle brune. Elle hausse les épaules, chasse une poussière inexistante sur la robe perle tendue sur sa poitrine généreuse. Tentatrice, taquine. Oui. Un peu sérieuse, malgré tout. Suffisamment pour être crédible. Aaah, c'était difficile d'être médecin. Au moins, elle était de repos. Ah oui, c'est vrai, ça... Hmmh. Difficile d'enchaîner là-dessus. Elle a dû mobiliser toute sa concentration pour cette tirade improvisée. Elle élargit son sourire, penche légèrement la tête sur le côté:

"Je crois que cette tasse vide se sent terriblement seule, bella... Qu'en penses-tu?"

Au début de la réponse, Shanna hausse un sourcil perplexe. Non ? Pourquoi pas ? Son regard reste fixé sur la blondinette en attendant la suite. Puis la compréhension remplace l'interrogation, et un sourire en coin naît sur le visage de l'ange, qui s'agrandit au fur et à mesure de la tirade. Shoutaro, lui, devient de plus en plus blanc à chaque mot ajouté. Couleur qui ne sied pas du tout à son teint japonais, au passage, note Shanna distraitement. Mais ce n'est pas comme s'il ressemblait à quelque chose pour commencer, de toute façon.

Il reste planté là, les bras ballants et l'air terrifié. L'histoire des sphincters qui a dû l'achever. Il a l'air d'attendre quelque chose. Quoi au juste ? Qu'elle le défende contre la méchante blondinette psychopathe qui veut le donner aux crocos ? Y en a qui doutent de rien. La barmaid tourne son regard vers lui, a cessé de sourire entre temps. Apparemment ça le dégèle, il file sans demander son reste. Juste au moment où elle se rappelle qu'il n'a pas encore payé. Soupir, signe de la main vers lui, puis vers la caisse juste à côté d'elle. Viktor l'intercepte avant qu'il atteigne la porte.

Manifestement, à travers les brumes de l'alcool, l'histoire a fait son petit effet. Il n'envisage même pas de revenir jusqu'au comptoir et se contente de glisser une liasse de billets dans la main du vigile, qui les rapporte à la jeune femme. Elle fait rapidement l'addition, partage le surplus entre elle et le gorille. Il l'a bien mérité après tout.

« Merci chou. Tu veux être un amour et annoncer le last call ? »

Elle a remarqué que les dernières commandes étaient beaucoup moins nombreuses quand il l'annonce à sa place, étrangement. Alors elle ne se gêne pas pour en profiter quand elle trouve que la soirée a déjà été assez longue comme ça. Moins de pourboires, mais aussi moins de boulot. Pendant qu'il s'en occupe, elle revient à sa blondinette, son sourire réapparaît.

« Demande et tu seras servie, ô damoiselle. »

Elle récupère la tasse vide, prend quand même la peine d'en utiliser une nouvelle, se sert un troisième shot pendant que le café coule, et que la serveuse commence à rapatrier les verres vides. La barmaid dépose la tasse fumante devant Morgan avant de s'atteler à rincer la vaisselle qui s'accumule. Elle sent l'alcool qui commence à lui monter à la tête, sourit d'un air amusé.

« J'aime beaucoup ta technique, au fait. Simple, efficace. Mais dis-moi, est-ce que les médecins ne sont pas censés éviter de menacer les gens de mort, en théorie ? »

Quand la barmaid se tourne finalement vers le jeune homme, Morgan le regarde, elle aussi. Elle ne l'avait pas aperçu. N'avait pas vraiment eu envie. Il a l'air blanc. Elle espère qu'il ne va pas faire une syncope. Il ne manquerait plus que ça. Elle ne comprend pas vraiment pourquoi il a mal pris sa remarque. Un petit rire, encore alcoolisé, lui échappe. Aaah, décidément, les hommes, tous les mêmes. Ils roulent des mécaniques quand ça ne sert à rien, mais dès qu'il faut avoir des cojones, il n'y a plus personne. Ici comme ailleurs. Ici comme là-bas. Les humains comme les autres.

Elle observe le fameux Viktor qui annonce la dernière commande. Beaucoup sont ceux qui préfèrent partir, directement, plutôt que subir son regard inquisiteur. Quoiqu'il est probablement juste fait comme ça. Elle a annoncé la sienne à la belle brune. Elle connaît son nom, maintenant, elle devrait l'utiliser. Un sourire en coin lui donne un petit air taquin lorsqu'elle envisage les autres choses qu'elle souhaiterait demander, et qu'elle aimerait que cette femme-là en particulier lui serve. Une légère rougeur lui monte au joue alors que le sourire se transforme en un nouveau rire étouffé. Décidément... Elle est intenable, quand les pulsions prennent le dessus. Au moins, elle n'a jamais mangé personne. Probablement? Non, elle s'en serait rendu compte... Sûrement...

Elle laisse ses yeux de perle se promener sur Shanna quand celle-ci descend un autre shot. Elle va finir par être celle qui devra raccompagner l'autre, si elle continue comme ça. Ce serait dommage de rentrer à pied. Ou d'en rester bloquées au stade de la voiture. Quoique... Ce pourrait être intéressant. Ah oui, il y avait une histoire de petit-déjeuner avant. L'air concentré, elle se demande comment s'arranger pour sauter cette étape-là. Et sauter autre chose.

Ses pensées sont heureusement interrompues par la remarque semi-admirative. Elle prend un air choqué, porte les mains à son cœur. Enchaîne sur un ton rusé, l'amusement brillant dans son regard:

"Théoriquement, justement, bella Shanna, je n'ai menacé personne de quoi que ce soit. J'ai simplement fait une constatation avisée. D'autant qu'une main est difficile à réparer, et que ce serait dommage de le priver de la compagne de ses vieux jours..."

Un nouveau clin d’œil raté. Elle se sent plus à l'aise qu'elle ne l'a été depuis longtemps. C'est étrange. Peut-être parce que, pour une fois, elle s'exprime sans précaution de langage, sans qu'on se moque de son accent. Et avec juste assez d'alcool pour ne pas se retenir. Mélange enivrant. Besoins primaires qui frappent à la porte de son esprit. Ça promet vraiment. Mais peut-être qu'elle se fait des idées, une fois encore...

Quelques commandes arrivent après l'appel de Viktor. Très peu. Lui aussi est pressé de quitter les lieux ce soir apparemment, il n'a pas fait dans la finesse. Tant mieux tant mieux, Shanna ne penserait pas à s'en plaindre. Le patron peut-être mais ce n'est pas lui qui se tape les fermetures. Il n'avait qu'à être là s'il voulait mieux faire.

Le bar commence à se vider, l'atmosphère se calme. L'ange sent le regard de Morgan glisser sur elle pendant qu'elle s'octroie son troisième shot. Le dernier. Elle en aurait bien pris un ou deux de plus, mais il va quand même falloir qu'elle conduise. Avec un peu de chance, la belle aura la grâce de lui offrir quelque chose quand elle l'aura raccompagnée. L'ange laisse échapper un petit ricanement à la réplique de la blondinette avant d'affiche un air faussement dégoûté, mais surtout amusé.

« Non pitié, je ne veux pas de ces images dans ma tête... »

D'autres en revanche... Mais ça, elle a bon espoir que ça viendra plus tard. Bientôt. D'ailleurs elle ne se gêne pas pour en prendre un avant-goût dès maintenant. Il faut bien chasser les horreurs que Morgan a évoquées... Sourire, mutin. Gourmand. Ça commence à faire un moment qu'elle ne s'est pas laissée après tout. Ça commence à lui manquer, la chaleur humaine. Ou pas tout à fait humaine, pour ce que ça lui importe. L'alcool commence à faire son petit effet, aussi.

La barmaid continue sa vaisselle, que la serveuse continue de renouveler au fur et à mesure que la salle se vide. Bientôt fini. Enfin. Pas trop tôt. Pourtant, Shanna a déjà oublié la majeure partie de sa triste soirée. Ou laissée derrière, plus exactement. Elle est loin d'avoir assez bu pour en être au point où elle ne se souvient pas. Elle n'y pense plus, tout simplement. Détendue. Elle préfère penser à ce qui va venir.

Elle récupère aussi la deuxième tasse de Morgan, vidée aussi vite que la première, lui en propose une troisième au cas où. Les derniers clients sortent, la serveuse rapporte les derniers verres, Shanna lui fait signe qu'elle peut s'esquiver. La petite ne se fait pas prier. Viktor, en revanche, attend. Il ne la laisse jamais faire la fermeture seule, même quand il ne reste personne. On n'est jamais trop prudent. Gentil protecteur. C'est vrai que c'est un peu son ange gardien. Ironique, une ange déchue protégée par un humain.

Elle arrive enfin au bout de ses tâches fastidieuses, laisse échapper un soupir soulagé avant d'adresser un sourire à sa blondinette en lui indiquant la sortie dans une fausse révérence.

« Si ma Dame veut bien laisser escorter. »

Elles sortent, le galant vigile sur leurs talons se chargeant d'éteindre les lumières et de fermer la grille extérieure. Il les salue d'un signe de tête avant de disparaître de son côté. Une fois que les deux femmes se retrouvent seules, Shanna se permet de glisser un bras autour de la taille de Morgan. Contact, chaleur. Tout ce qu'elle n'avait jamais connu, Là-Haut, dans son monde blanc et immatériel. Les humains – les terrestres en général – sont parfois si fascinants.

« Où est donc ton carrosse, jolie princesse ? »

La deuxième tasse de café est partie aussi vite que la première. Elle a rejoint l'autre à un endroit qui la réchauffe et lui éclaircit l'esprit. Elle regarde vaguement les rares clients qui passent une dernière commande. Son pied bat une mesure qu'elle seule connaît sur le pied du tabouret de bar. Elle se demande si, finalement, elle a vraiment faim. Elle devrait pouvoir s'en passer. C'est ce sourire. Une invite, encore. Elle ne se trompe pas. Pas cette fois. C'est étrange. Ça fait longtemps que ça n'a pas fonctionné. Qu'elle n'a pas vraiment choisi avec qui elle rentrait.

Attendre, encore, quand la barmaid finit la vaisselle. Fermer la boutique. L'appréhension revient. Est-ce qu'en pied, hors du bar, tout changera? Peut-être. Peut-être pas. En tous cas, elle ne se gêne pas pour la détailler de pied en cap, cette fois. Elle est grande. Elle est vraiment magnifique. Se laisser raccompagner, plutôt mille fois qu'une. Elle sent son bras, autour de sa taille. Repense, distraitement, à l'état dans lequel elle a laissé son appartement. Il y a un vague chemin qui mène au lit. Un accès à la machine à café. Tout va bien.

Une fois encore, elle s'avance un peu. Elle adresse un petit sourire à Shanna. Glisse sa main le long de son dos. Proximité tentante. Elle lève distraitement la tête, retrouve la lune sans avoir besoin de la chercher. Presque pleine. Encore une nuit, ou deux. Elle sent son sang bouillonner. Ce n'est plus la rage, cette fois.

La question la cueille, la surprend. Le carrosse? Elle éclate de rire. Baisse la tête, les yeux, pour la regarder, amusée. C'est une excellente question. Elle a la tête bien plus claire maintenant que tout à l'heure. Beaucoup plus difficile de se retrouver. Elle tourne le poignet. Regarde le tampon. Aaah, la boîte est par-là. Elle ne doit pas s'être garée bien loin. Elle ne titube presque pas. S'accroche à la barmaid. Pas que pour s'assurer une certaine stabilité. L'entraîne jusqu'à la voiture.

Arrivé là, elle l'appuie contre la portière de la voiture. Se plaque contre elle. Pose son sac sur le coffre. N'en profite absolument pas... Dix centimètres, environ. Sa gorge est là, si tentante. Sa poitrine est comprimée contre la sienne. Et pourtant, elle lui adresse simplement un sourire:

"Tu m'excuseras, j'ai besoin d'un plan stable pour chercher mes clefs. Ce serait tellement dommage qu'on soit coincé dehors. Si tu ne bouges pas, ça devrait prendre moins longtemps..."

Sa voix s'est faite un tout petit peu plus rauque, sur cette dernière phrase. A-t-elle envie qu'elle bouge? Qu'elle reste immobile? Oooh, à cet instant, elle a envie de tellement de choses...

Les sensations. Même après toutes ces années, c'est quelque chose de fascinant. La plupart du temps, elle passe simplement outre, comme si tout était normal, comme pour tous ces humains inconscients de leur chance. Et puis il y a les soirs comme ce soir, ceux où elle lâche prise. L'alcool aide, amplifie, même s'il trouble un peu le tout. Les soirs où elle se rappelle de tout ce qu'elle n'avait pas, avant, dans Son Paradis Immaculé.

Shanna regarde Morgan qui regarde la lune. Elle est belle, sous la lumière argentée. Tentante... La question a l'air de la prendre au dépourvu. Le rire de l'ange répond à celui de sa mystérieuse inconnue. Simplement parce qu'elle se sent bien. Envolée, la mauvaise soirée, ne reste plus que l'instant présent, et l'anticipation de ceux à venir. Libérée. Vivante. La Terre et ses mystères...

La grande brune se laisse entraîner par la petite blonde. La laisse s'appuyer sur elle. Volontiers... Chaleur. Contact. Elles arrivent à la voiture, avec moins de mal que Shanna ne l'aurait cru. Elle se retrouve coincée entre la voiture et sa blondinette. Le froid du métal derrière elle. La chaleur du corps contre elle. Contact. Sa respiration s'accélère. Son sourire n'a rien d'innocent.

« Je vais essayer d'être sage... »

Tentante. Tentatrice. Soumets-moi à la tentation, et qu'elle me délivre du Mal. Volontiers. Shanna penche légèrement son visage en avant. Laisse son souffle caresser Morgan. Elle respire son odeur. Plus forte que ce à quoi elle s'attendait. Quelque chose d'animal. Elle aime. Ça sent la Vie. Ils disent que le Paradis est parfait. Ils ne savent rien. Vide. Creux. Désert. Immuablement immobile. Éternellement mortel.

La Terre par contre... Grouille de vie. L'agitation, les sentiments, bons ou mauvais, le changement constant, perpétuel, le mouvement, toujours. Les émotions. Elle se souvient, comme parfois, combien elle aime les ressentir. Avec toute leur force, leur puissance, leur beauté. L'attente impatiente. Le désir qui grandit. L'excitation. Le corps de cette femme qui bouge contre le sien.

Sa tête se penche encore davantage. Ses lèvres n'effleurent pas le cou. Pas encore. Ses mains ne caressent pas le corps. Pas encore. Pas tout à fait. À peine. Chaleur. Contact. Sourire. Murmure.

« Mais je ne promets pas d'y arriver... Il paraît que je ne suis pas une très bonne fille. Tu devrais peut-être te dépêcher... »

Elle avait les clefs en main depuis au moins une bonne minute. Elle avait l'impression que la lune lui réchauffait le dos. Idée stupide s'il en était. Mais elle sentait le sang bouillir dans ses veines. Elle sentait le souffle de Shanna, penchée sur elle. Son corps, chaud, ferme, contre le sien. Ses mains, posées sur la carrosserie glaciale, offraient un intéressant contraste.

Elle laissa le sac sur le toit, ramena ses bras, en un mouvement glissant sur les épaules de la barmaid. Releva la tête. Effleura ses lèvres des siennes, pendant que le tintement révélateur annonçait l'arrivée du sésame. Sa main libre traça un lent sillon sur sa nuque, sa clavicule, alors que l'autre passait au large. Un porte-clef. Un petit loup de bois. Petit frère de celui qui trônait sur sa fenêtre. Un bruit de carillon soudain.

Elle serra les dents. Ne réussit pas à retenir le halètement surpris. Elle s'était attendue au froid, mais il l'avait surprise, sur sa peau brûlante. Elle sentit la chair de poule la gagner alors que le métal se glissait un chemin sous sa robe. Que le loup se coinçait dans son soutien-gorge. Elle devait avouer qu'elle ne l'avait jamais aussi bien réussie que ce soir. Elle écarta le haut de son buste, en profitant pour coller leur bassin plus étroitement. Eut une grimace contrite. Pencha la tête sur le côté. Elle était déçue d'avoir dû s'éloigner de ses lèvres tentatrices. Mais elle non plus n'était pas très sage. Ce soir encore moins qu'un autre...

"Oh... C'était terriblement maladroit de ma part. Je préfèrerais autant ne pas le faire tomber par terre, le bois est assez fragile..."

Elle fronça les sourcils, l'air concentré. Même trop saoule pour tenir debout, elle arrivait à jouer cette scène à la perfection. Elle retint difficilement un petit sourire. Elle ne serait probablement pas dupe. Serait-ce la goutte d'eau qui ferait déborder le vase? Ou une invitation reconnue pour ce qu'elle était? Excellente question. Qu'elle ne voulait pas se poser. Advienne que pourra... Les clefs en étaient déjà jetées...

Les lèvres s'effleurent, sans vraiment se toucher. Pas encore. Cliquètement. La princesse a trouvé ses clefs. Une main glisse sur la peau de Shanna. Frisson. Carillon. La princesse a perdu ses clefs. Oups. Sourire amusé. La mimique est adorable. Et la comédie plutôt bien jouée. Pas assez pour que l'ange s'imagine qu'elle ne l'a pas fait exprès, cela dit. Tentatrice... Il y a des invitations qui ne se refusent pas.

« Ce serait dommage, en effet... »

Les doigts de Shanna viennent effleurer la peau de Morgan. Lentement, ils glissent, descendent depuis la clavicule. Prennent le temps de savourer le grain de la peau, douce, ferme. Chaude. Vivante. S'immiscent sous le tissu. Caressent. Visitent. Explorent. Se perdent inopinément. Ou presque. S'attardent plus que nécessaire. Il faut savoir se montrer polie avec les Dames, après tout.

Ils finissent par repêcher le porte-clef. Délicatement, il ne faudrait pas risquer de griffer cette si jolie peau. Sourire triomphant. Une main exhibe l'objet comme un trophée, l'autre est passée autour de la taille de la blondinette. Pas pour l'empêcher de se sauver – de toute façon elle n'a pas l'air d'en avoir l'intention – mais simplement pour savourer le contact.

« Et voilà, sauvé. »

Le petit loup de bois dans doucement dans l'air. Peut-être que si elle y prêtait un tant soit peu attention, l'esprit de Shanna ferait le lien entre le symbole, l'aura inhumaine et le parfum animal. Mais l'ange a bien d'autres choses en tête, qui n'ont rien d'angéliques. Son visage s'approche de celui de la blondinette, assez lentement pour lui laisser l'occasion de s'esquiver si elle le souhaite. Bien qu'elle doute que ce soit le cas.

Les lèvres se rencontrent, brièvement. Avant-goût, après l'avoir découverte avec tous ses autres sens. Simple aperçu. Elle la goûtera vraiment plus tard, bientôt. Pour l'instant, l'ange s'écarte à nouveau, se dégage de l'étreinte offerte par le corps de la jeune femme pour la conduire à la portière passager, qu'elle ouvre avant de s'incliner dans une parodie de révérence.

« Si ma Dame veut bien se donner la peine. »

Le jeu l'amuse. C'est plutôt elle la princesse, en général, il est rare qu'elle ait l'occasion de jouer les chevaliers servants. Le changement est intéressant. Elle contourne la voiture, s'installe à la place du conducteur, met le contact. Une main effleure une cuisse avant de trouver le levier de vitesse. Shanna regarde Morgan en souriant.

« J'espère que tu te rappelles où tu habites, sinon je serai obligée de te kidnapper pour t'emmener dans un hôtel inconnu et mystérieux. »

Pas besoin de lune pour avoir chaud, ce soir. Cette nuit. Ce matin. Juste une main, passée autour de sa taille. Une autre, glissant, effleurant, dansant sur sa peau nue. Contraste. Sa chaleur contre la fraîcheur de ses doigts. Aucun réconfort contre la chair de poule. Le sourire n'est plus amusé. Un sourire de connivence. Elle laisse son regard dériver sur le porte-clefs. Hausse un sourcil. Oh oui, elle courra sous la lune ce soir. Mais pas comme ils l'entendent.

Elle a le temps de s'esquiver, plutôt deux fois qu'une, quand la barmaid se penche, l'embrasse. Mais elle ne bouge pas. Oh non, elle n'aurait bougé pour rien au monde. Savoure la caresse. Pas encore, alors? Elle grogne, vaguement. Il faudra faire mieux que ça. Et vite. C'est toujours la même chose. Des difficultés à savourer, à prendre son temps. A jouer. Pas comme les autres l'entendent. Mais pour ce soir, elle est la pauvre petite princesse perdue. Alors elle attend. Serre les dents. Se laisse escorter jusqu'à la portière passager.

Une révérence. Nouveau sourire, qui pourrait paraître hautain si ses yeux avaient été moins chaleureux. Elle-même en esquisse une avant de rentrer dans le véhicule. Juste assez pour soulever un peu les pans de sa robe déjà courte. De quoi laisser entrevoir la lisière brodée d'un bas. En prenant place sur le siège, elle retrouve l'odeur de chez elle. Le cuir, le musc, animal, le café. La transpiration. Une petite trace de shampoing. Pas de parfum. Jamais. Les habitudes ont la vie dure.

Elle sent la main de Shanna qui s'égare sur elle avant de trouver le lever de vitesse. Toute idée de petit-déjeuner semble oubliée. Bien. Compenser une faim par une autre. Ce genre de choses arrivent. Le sourire ne s'efface pas. Sa main plonge vers la manette du siège. Le dossier s'incline. Elle n'est pas tout à fait allongée. Pas loin. Bientôt. Retire ses chaussures. Mauvaise idée, elle n'arrivera jamais à les remettre. Tant pis. Étire les jambes, les pose sur le tableau de bord. Glisse une main sous sa nuque pour dégager ses cheveux.

S'exposer n'est pas un problème. En revanche, ses pensées reviennent à l'appartement. Quelque chose la dérange. Tente de se rappeler à son souvenir. Une raison pour laquelle rentrer est compliqué. Ah. Aaah. Bien sûr. Huhu. Difficile de se souvenir. Situation récente. Inédite. Elle se demande si elle ne devrait pas le prévenir qu'elle ne rentrerait pas. Se rappelle qu'il n'a pas de téléphone, ou qu'il n'a pas daigné lui donner le numéro. Il faudrait y remédier. Impossible d'expliquer maintenant que ce n'est finalement pas possible.

Mais la belle brune parle. Elle aurait presque pu croire qu'elle lisait dans ses pensées. Elle éclate de rire. Un peu fort. Un peu trop soulagée, peut-être. Elle tourne la tête vers elle. Pose une main outrée sur sa poitrine.

"Si je me souvenais de la route pavée d'or qui mène à mon château, aurais-je besoin de quelqu'un pour m'y accompagner? Et, de plus, qu'aurais-je à craindre d'un endroit inconnu et mystérieux quand j'ai un noble et beau chevalier pour me protéger?"

Un hôtel. On pouvait être bruyant dans les hôtels. Il faudrait juste faire attention à ne rien casser...

La princesse prend ses aises. Elle a bien raison, à quoi bon être princesse, sinon ? Shanna en profite pour admirer, sans honte ni gêne. Il est des moments, parfois, rarement, où l'ange regrette son passé, sa vie d'avant. Le calme, la paix. La présence apaisante du Père. Quand la solitude se fait trop forte, quand la vie se montre trop dure, quand elle voit trop de peines et de douleurs. Dans ces moments-là, c'est d'instants comme celui qu'elle est en train de vivre qu'elle aime à se rappeler. De ceux qui lui rappellent que la vraie Beauté se trouve ici, celle des humains et de leurs semblables, celle que ceux d'En-Haut n'ont jamais réussi à comprendre.

Elle admire. Mais elle veut plus. Toucher, goûter, sentir. S'imprégner. Chaleur. Contact. Bientôt. Elle demande les instructions, sa blondinette répond en riant. L'hôtel, donc. Ça lui va. Elle en connaît un. Un irlandais de passage l'y avait emmenée, une fois où elle s'était laissée "raccompagner". Le type était un gentil rouquin. L'hôtel était joli et confortable. Un certain charme un peu désuet. Et un réceptionniste qui ne pose pas de question, même quand on arrive au bout de la nuit.

En plus, il a l'avantage de ne pas être très loin. À peine quelques minutes et elles sont arrivées. Shanna ouvre les portes pour sa belle, toujours dans son rôle de chevalier servant. S'occupe de prendre la chambre, paye, bien entendu. Comme prévu, le réceptionniste ne demande rien, se contente d'un sourire explicite. L'ange devine qu'il fera de jolis rêves quand il ira enfin se coucher.

Elles montent. Pas encore au septième ciel, seulement au cinquième étage. Pour l'instant. L'ascenseur assiste aux premiers ébats. Sages encore, en partie. On se découvre, on s'apprivoise. Des mains explorent, des langues aussi. On reste dans les limites de la décence. Difficilement. Les portes se rouvrent, interrompent à temps.

Et puis la chambre. Leur, pour quelques heures. Les vêtements tombent, les masques aussi. Au moins en partie. Plus de preux chevalier ni de princesse à sauver. Rien que deux corps qui se rencontrent, se cherchent, se trouvent, s'apprennent, se partagent. Chaleur. Contact. Étreinte. Douce. Sauvage. Tendre. Animale. Passionnée. Vivante. Le Péché de Chair. Impur ? Notre Père qui es aux cieux, tu parles sans savoir. Tu savais, on n'en serait peut-être pas là. Il y a plus de pureté dans cet acte là que dans la guerre que tu as envoyé tes Enfants mener pour Toi.

Premiers rayons de soleil. Petit matin. La belle est endormie. Sa crinière l'entoure d'un halo doré qui reflète les lueurs du jour naissant. Un air de sainteté. L'image fait doucement rire l'ange déchue qui s'extrait des draps discrètement. Elle ne veut pas la réveiller, elle est si belle comme ça. Mais il faut penser à rentrer, la petite va s'inquiéter. C'était une belle nuit. Une de celle qu'elle n'oubliera pas, du haut de son éternité. Mais elle se termine déjà.

Elle en a appris beaucoup sur sa mystérieuse inconnue, pendant ces quelques heures. Mais rien du mystère qui l'intrigue. Tant pis. Tant mieux. Elle aimerait la revoir, pourtant. Pas seulement par curiosité. C'est assez rare pour valoir le coup d'essayer. Elle n'a pas de papier, trouve une boîte d'allumettes du bar dans son sac, un stylo qui traînait là. Se décide à laisser un mot sur l'emballage de carton.


La porte se referme doucement, la nuit se termine pour de bon. L'histoire, peut-être pas. C'est si imprévisible, la Vie.