-Vous êtes sûre que ça va aller M'dame ?

Hanna hocha la tête lentement, le regard un peu perdu plongé dans la lumière aveuglante des gyrophares. Elle sentit une main s'appuyer sur son épaule dans un geste se voulant rassurant, et enfin elle daigna poser les yeux sur son interlocutrice. Un peu plus jeune qu'elle peut être, emballée dans un uniforme de police qui avait l'air trop grand pour elle, le regard noir luisant de générosité et de compassion.

-Oui oui, ne vous en faites pas, je suis juste un peu secouée.

Bel euphémisme. Après avoir entendu le récit de la soirée que venait de passer la vétérinaire, on ne pouvait qu'insister pour au moins la mettre entre les mains d'un médecin. Mais Hanna n'avait pas de temps à perdre avec ça.
Un moteur de voiture se mit à vrombir dans la semi obscurité des docks, avant de s'éloigner en faisant crisser le gravier sous ses pneus. Progressivement le calme s'installait et l'on pouvait désormais compter les personnes présentes sur les doigts d'une main. Les derniers représentants des forces de l'ordre s'occupaient des formalités, le visage marqué de fatigue et d'une pointe de nervosité.

-Je vais y aller.

-Je peux vous déposer chez vous si...

-Non, ça ira.

Comprenant au léger sursaut de son interlocutrice que son ton avait été trop sec et trop impatient, Hanna s'empressa de s'excuser et de remercier chaleureusement l'agent de police avant de s'éloigner d'un pas traînant. Son regard vagabondait à droite et à gauche, cherchant à reconnaître le champ de bataille où elle avait cru plusieurs fois perdre la vie à cause de la folie des hommes.

Quand la police était arrivée, tout s'était passé très vite. Le géant était le premier qu'elle avait perdu de vue, probablement peu enclin à se faire remarquer des forces de l'ordre. Probablement un genre de tueur à gage ou quelque chose comme ça, c'était la seule explication à ses capacités surhumaines et son attitude... Il avait l'air tellement blasé lorsqu'il affrontait cette masse de fou-furieux.
Hanna s'était retrouvée entre les mains professionnelles d'un infirmier, dépêché pour l'occasion compte tenu de la violence des affrontements. Encore une fois, la vétérinaire avait vraiment frôlé la mort ce soir là et pourtant elle s'en sortait presque indemne. Un miracle. Ou une chance démesurée. C'était du moins ce qu'on lui avait dit en désinfectant les diverses griffures et blessures superficielles sur ses bras et ses jambes. Mais la jeune femme savait que ce n'était rien de tout ça qui lui avait permis de passer la nuit. C'était l'ogre, et le lycan.
C'était ce dernier qu'elle cherchait inconsciemment du regard en rejoignant la route principale, non sans contourner exagérément les bâtiments des docks où se planquaient peut-être encore une paire de malfrats. Un lycan, son lycan, le premier qu'elle rencontrait vraiment, et qu'elle avait laissé filer pendant qu'on l'auscultait. Hanna était déçue. Inquiète aussi, quelque part. Elle se plongea dans ses pensées, trop fatiguée pour faire attention à ce qui l'entourait à présent, jusqu'à ce qu'un mouvement dans le coin de son œil la fasse sursauter plus qu'elle n'aurait du. La peur écrasa son cœur dans sa poitrine jusqu'à lui en couper le souffle, et elle se tourna pour faire face à cette énième menace. La soirée n'était donc toujours pas terminée...

Le sourire qui illumina le visage d'Hanna n'aurait put être plus sincère.

-Oh, soupira-t-elle de soulagement, c'est vous.

Ses yeux clairs se baissèrent comme pour examiner les petits cailloux au sol, signe d'une sorte d'embarras dont elle n'avait pourtant pas fait preuve avec le lycan jusque là. Il faut dire que les conditions de leur rencontre étaient sensiblement différentes maintenant, dans le calme presque pesant de la nuit.

-Oui oui ça va... et vous ?

La vétérinaire releva le regard pour mieux inspecter son interlocuteur, tout en tapotant négligemment le pansement barrant sa pommette gauche pour s'assurer qu'il soit toujours bien collé.

-Vous vous cachez ? C'est parce que vous ne voulez pas montrer que vous êtes un lycan ?

Ah ça, jamais la langue dans sa poche... Hanna esquissa un nouveau sourire pour montrer, au cas où son interlocuteur en douterait, que sa particularité ne lui posait aucun problème. Bien au contraire. Et il lui était, disons-le, un peu difficile de ne pas entrer soudainement dans le vif du sujet de l'observer comme un animal de foire. Elle mourrait d'envie de toucher encore le corps de l'étrange spécimen, par curiosité scientifique, et aussi certainement parce qu'elle n'avait pas envie de penser à autre chose. Se concentrer sur un seul sujet l'empêcherait de ruminer de sombre pensées ou de se faire de nouvelles frayeurs nocturnes.
Comme l'homme poisson était trempé, Hanna en déduisit qu'il était allé prendre un bain dans les eaux troubles et épaisses que l'on trouvait autour des docks. Pas une très bonne idée d'après elle, on ne sait jamais trop ce qui traine dans l'eau ici, et le lycan était peut-être blessé. Bien qu'elle ne sache pas comment guérit un lycan et encore moins un lycan poisson, le risque d'une infection était néanmoins présent.

-Vous..heu...

Hanna inspira profondément pour se reprendre. Elle se sentait comme une gamine de treize ans sur le point d'avouer ses sentiments. C'était à peu près ça, quoi que moins romantique...

-Vous voulez que je jette un œil à vos blessures ? Vous avez prit pas mal de coups tout à l'heure.

Rien de bien nouveau, il s'en souvenait sûrement mieux qu'elle. Mais en sa qualité de vétérinaire Hanna ne pouvait pas laisser un blessé sans agir. Son regard s'illumina brièvement quand elle s'apprêta de proposer qu'ils aille chez elle (son cabinet était fort bien garni de matériel de suture et de désinfection), mais se sentait trop audacieuse et déstabilisée par le côté humain de son patient, elle se ravisa et détourna le visage. La jeune femme avait toujours eu du mal à communiquer avec les hommes, les trouvant trop peu sensibles et excessivement égocentriques. Seulement là l'homme était aussi un poisson, vous voyez le problème. Alors elle se contenta d'attendre une éventuelle réponse en se mordillant l'intérieur de la lèvre, à nouveau très intéressée par la variété de tailles et de formes des cailloux au sol.

L’immense sourire que lui offrit la jeune femme une fois sa peur envolée surprit un peu Yellow. Avec tout ce qui venait de se passer, et son physique peu engageant voire effrayant pour certains, il ne pensait pas que quelqu’un puisse sembler aussi heureux que ça de le voir. Répondant cependant au sourire par un plus discret, plus fatigué aussi, il s’avança encore de quelques pas avant de s’arrêter net à la question de la demoiselle.

Haha. Et bien quoi Yellow ? Qu’est-ce que tu croyais ? Avec une dégaine pareille, ce n’est pas comme si ton statut de lycanthrope était difficile à deviner…

Embarrassé, un peu sur ses gardes et ne sachant pas bien comment réagir, pas bien quoi répondre, l’homme-poisson se contenta alors de faire un pas en arrière. Ses yeux sombres, observant la jeune femme, se portèrent ensuite sur les alentours, comme pour vérifier que personne d’autre ne traînait encore dans les parages.
Un long soupir las s’échappa ensuite de sa bouche tandis qu’il secouait négativement la tête et passait une main palmée sur son visage. Avoir ce genre de discussion après une telle soirée…le poiscaille commençait à se demander s’il n’aurait pas dû rester barboter jusqu’à ce que les docks soient parfaitement déserts.

« J’évite la police… Enfin…je travaille aussi avec. Plus ou moins. Mais…seulement avec un commissariat alors. Dans ce genre de situation, je préfère éviter d’avoir à composer avec des flics sur les nerfs. C’est tout. » lâcha-t-il finalement sur un ton un peu hésitant tandis qu’il reportait son regard sur son interlocutrice.

Interlocutrice qui le prit une nouvelle fois au dépourvu suite à sa proposition. Les yeux écarquillés, il la fixa ainsi de longues secondes dans bouger. Puis, notant les diverses contusions qui parsemaient sa peau lisse et bleutée, il consentit à accepter l’aide si gracieusement offerte, se giflant mentalement pour sa soudaine prudence excessive.

« Si vous voulez… » marmonna-t-il. S’asseyant sur une bitte d’amarrage, il retira son haut pour l’essorer et laisser la blondinette l’ausculter. « C’est vrai qu’ils n’y sont pas allés de main morte. Haha. » ponctua-t-il d’un ton plus décontracté.

Ouai, vas-y Yell. Fais l’homme fort (parce que ça ne va pas durer…héhé) !

Hanna pouvait sentir le poids du regard étonné que l'homme-poisson posait sur elle. N'osant pas lever le sien pour se plonger dans les yeux trop humains de l'étrange créature, la jeune femme se contenta d'écarter les quelques mèches de cheveux qui encadraient son visage et risquaient de gêner son examen.
Effectivement, comme elle le craignait, elle trouva sur sa peau plus de marques que ce à quoi elle s'attendait. Visiblement, le lycan avait beaucoup encaissé de coups. Hanna lui inspecta donc minutieusement bras, épaules et dos, le tout en veillant à ne pas non plus se tenir trop près. Ce qui donnait une position très contradictoire, à moitié penchée, le cul bien en arrière pour ne pas marcher sur les pieds du poisson, tout en offrant par moments un point de vue intéressant sur son décolleté encore humide du bain qu'elle-même avait pris plus tôt.
Malgré les traces évidentes qui parsemaient la peau de requin de son patient, Hanna fut obligée de constater qu'il n'y avait rien de réellement grave. Palpant avec un peu plus d'assurance le corps étrange qui lui était offert d'explorer du bout des doigts, elle en vint à la conclusion que la peau était plus résistante qu'elle n'en avait l'air, et plus souple, et que les muscles en dessous avaient aidé à encaisser les différents coups qui avaient étés portés.
Et puis, se souvenant de la bravoure de l'homme-poisson lors de l'attaque des voyous quelques heures plus tôt, la vétérinaire se décida également à observer les mains de celui qui lui avait sauvé la peau une paire de fois. Comme elle s'y attendait, elles étaient un peu abimées également, suite aux coups distribués à gauche et à droite. Mais surtout, elles étaient putain de palmés.

-Fascinant...

Autant, voir un homme avec une peau de requin était intrigant mais sans être réellement en dehors des lois de la nature, du moins dans un monde tel que celui dans lequel Hanna vivait. Mais des mains palmés, c'était une évolution en dehors de tout ce qu'elle avait déjà pu voir.

-C'est tellement...

Totalement absorbée par sa découverte, la jeune femme leva un peu plus le bras du requin humanoïde en direction du lampadaire le plus proche, et observa l'opacité de la peau entre les doigts. Jusqu'à ce que, subitement, se rappelant qu'au bout de la main il y avait un bras appartenant à un homme, elle eut un léger sursaut et lâcha le membre en question.

-Oh merde, pardon.

Parce que tout de même, elle avait tendance à le traiter un peu trop comme une créature de foire. Et la dernière chose dont elle avait envie, c'était de le voir se vexer et partir. C'était un requin avec des mains, et des sentiments. Il ne fallait pas le froisser.
Hanna se racla la gorge et mit de l'ordre dans ses cheveux qui étaient pourtant définitivement perdus pour ce soir.

-Vous avez l'air plutôt en forme, mais vos heu... vos mains... Il faut les soigner rapidement, sinon ça va être un foutu calvaire le temps que ça cicatrise.

Elle n'était pas sûre d'être très claire. Elle ne l'était probablement pas, d'ailleurs. La confusion entre requin et humain l'empêchait de se comporter totalement normalement pour le moment, et risquait de prendre un certain temps même.
Et la voilà qui pensait déjà passer plus de quelques minutes supplémentaires avec l'homme-requin...

Yellow, bien que se sachant pertinemment hors norme, ne comprenait pas tout l’intérêt que semblait lui porter la jeune femme. Cette curiosité scientifique, cette envie de savoir comment un être tel que lui pouvait exister et fonctionner, c’était pour lui une chose qui collait aux hommes en blouse, à ces puants aseptisés, mais pas à une demoiselle comme il avait sous les yeux. Ou alors la dite demoiselle avait une passion bien étrange…
Il la regarda donc s’approcher, toujours étonné, un peu perdu, mais aussi mal à l’aise, ne sachant pas trop bien comment réagir face à cette attitude à la fois prévenante et indiscrète dont la belle faisait preuve envers lui. Puis décidant qu’il ne risquait de tout façon pas grand-chose présentement, il tenta d’écarter sa maladresse et resta assis, le dos courbé par la fatigue et ses muscles ankylosés, tandis que la blonde l’auscultait.
Les mains palpant sa peau le firent d’ailleurs rapidement revenir sur terre et dissipèrent sa méfiance, alors qu’elles passaient sur quelques ecchymoses. L’adrénaline, qui jusque-là lui avait fait occulter la douleur, semblait désormais avoir disparu de son organisme et lui laissait un petit arrière-goût amer dans la bouche. Voilà ce que c’était de prendre des risques et de vouloir jouer les princes charmants…

Grimaçant par moment, le poiscaille trouva néanmoins quelque réconfort dans la belle vue qui s’offrait à lui. Réconfort de courte durée cependant quand il entendit les commentaires de sa charmante compagne. Levant vers elle un visage circonspect, il la laissa jouer avec sa main pendant un temps. Mais quand celle-ci se retrouva en l’air, observée comme la découverte la plus incroyable du monde à la lumière du lampadaire, Yellow grogna sourdement et se retira de l’emprise de son interlocutrice au moment où celle-ci réalisait son impolitesse.

« …’s êtes chelou, vous un peu. »

Oui, c’était lui, le pseudo-lycanthrope qui avait l’audace de sortir ça, mais que tout soit bien clair : le comportement de la demoiselle lui donnait grandement l’impression de retourner à l’état de cobaye, et ce n’était pas vraiment une chose que le requin appréciait. Pas qu’il ne se souvienne vraiment de ses années vécues en cuve et en soit traumatisé, non ; il était pour la plupart du temps inconscient. Mais il estimait mériter un minimum de considération en tant qu’être humain et non pas en tant que sujet d’expérience ratée. Vu comment il avait failli finir d’ailleurs – Rillettes de requin ! Qui veut des rillettes de requin ? -, il n’imaginait pas la vie de bête de foire ramassée aux égouts plus glorieuse…

Regardant à son tour ses mains après sa petite remarque, Yellow soupira et daigna enfin se lever. Il fit craquer ses épaules et sa nuque avant d’observer sa vis-à-vis en train de peiner avec ses cheveux. Souriant en coin, il lui replaça une mèche qui traînait derrière l’oreille, sans se formaliser du fait que le geste pouvait paraître déplacé – elle venait bien de lui triturer la main sous toutes ses coutures, il pouvait bien se permettre ça en retour après tout.

« Pff… Vu la propreté des eaux desquelles je sors, ça relèverait du miracle que rien ne s’infecte en plus… » marmonna-t-il en effleurant les diverses contusions. « ‘s avez pas d’antiseptique pour poisson dans votre voiture, j’suppose. Beh nan, bien sûr que vous avez pas, j’suis con. A moins d’être un fan de poiscaille, personne se balade avec ça, hein ?! Haha… »