Quand il avait soigneusement compté et recompté ce qu’il lui restait d’argent ce matin, Sundance avait réalisé qu’il commençait sérieusement à toucher le fond et que, quitte à se retrouver sans un rond à la fin de la journée, il préférait encore dépenser tout ce qu’il lui restait en un coup plutôt que d’avoir à se restreindre jour après jour.
Et puis comme ça au moins, ça le motiverait vraiment à chercher à se tirer de là une fois qu’il serait ‘officiellement’ clodo. L’énergie du désespoir fait des miracles, paraît-il. On verrait bien ce qu’il en était vraiment après ça.
Il avait donc examiné les propositions qui s’offraient à lui, et deux s’étaient assez rapidement détachées du lot : passer deux, trois jours dans un hôtel moyen MAIS qui lui permettrait de dormir dans un vrai lit et de prendre un vrai bain – symboles même du luxe qu’il ne pouvait pas vraiment se permettre ces derniers temps – ou s’offrir pour le midi un repas gargantuesque dans un bon restaurant. Et quand je parle de restaurant, je ne veux pas dire toute cette myriade de fast-food, chose qu’il abhorrait plus que tout, mais bel et bien un endroit réputé pour la nourriture de bonne qualité qu’il offrait à ses clients, et en proportions généreuses s’il vous plaît.
Un choix draconien, vous en conviendrez. Mais son estomac avait tranché à sa place et opté pour ce qui, dans l’immédiat, lui semblait le plus alléchant.
Bien sûr, on avait un peu tiré la gueule en le voyant arriver, le Kid n’ayant pas tout à fait la gueule à fréquenter ce genre d’établissement étoilé. Mais, croyez-le ou non, il savait parfaitement bien se tenir quand il le fallait et connaissait les bonnes manières, la preuve ! Il avait même ôté son éternel chapeau de son crâne lorsqu’il était entré. Le fait qu’il ait de quoi payer avait finalement vaincu les dernières réticences, et notre gai-luron s’en était mis plein la panse dans la joie et la bonne humeur, appréciant d’enfin pouvoir manger quelque chose qui avait du goût, du vrai.
Sauf que qui dit bonne pitance, dit bonne grosse sieste ensuite histoire de tout digérer… et que dans l’immédiat, il n'avait pas vraiment d’endroit où dormir, ayant déjà épuisé toutes ses options de squat pour un bon bout de temps encore. Il serait bien volontiers allé se caler dans un petit coin sympatoche comme le parc, pour ne citer qu’un exemple, mais il avait bien trop peur de rouvrir les yeux dans un endroit beaucoup moins agréable, quand il se réveillerait d’ici quelques temps ; il avait le sommeil très lourd.

Le Kid était perdu dans ses pensées, faisant mentalement le tour de toutes ses connaissances du moment afin de s’assurer qu’il n’oubliait personne et que personne ne se sentirait la bonté d’âme de l’accueillir, et n’accordait donc aucune attention à l’itinéraire que ses pieds avaient choisi d’emprunter. Ses yeux accrochèrent à un moment une curieuse femme, tout de blanc vêtue, mais il croisa la personne sans lui accorder plus d’attention que ça et…
Ah, non, attendez.
Il avait déjà vu quelqu’un dans ce genre, restait plus qu’à savoir qui, où, quand et comment.

L’immortel pila net, comme frappé d’un bug cérébral subit, et pivota aussi sec sur ses talons, observant la silhouette s’éloigner de lui avec un intérêt soudainement ravivé. Elle provoquait chez lui un détestable sentiment de déjà-vu et sa mémoire, aussi efficace qu’une passoire dans ce genre de circonstances, n’arrivait pas à trouver de quoi il retournait.
Il l’observa encore une petite poignée de secondes, fronçant les sourcils tout en se grattant pensivement sa barbe de cinq jours,
Et puis la lumière fut.

— Hé, atten--commença-t-il avant de s’interrompre tout aussi brusquement, semblant d’être soudainement animé. Il se précipita à sa suite et la rejoignit en quelques foulées rapides, avant de l’arrêter en posant l’une de ses mains sur son épaule.
Les yeux brillants – enfin, l’œil –, il la contourna pour se planter face à elle, l’examinant de pied en cap tandis que son sourire s’élargissait.

— Wouahou, ça faisait un sacré bail dis-donc ! Je suis surpris, j’pensais pas que je te reverrai un jour, honnêtement.

Sundance considérait qu’à chaque fois qu’il se réveillait après une longue phase de sommeil, c’était comme commencer une nouvelle vie ou reléguant aux oubliettes tout ce qu’il s’était passé avant, connaissances y compris puisque de toute façon elles ne vivaient généralement pas aussi longtemps que lui. Et même quand c’était le cas, il ne cherchait pas à les revoir. Alors tomber soudainement nez-à-nez avec quelqu’un qui avait croisé son chemin longtemps auparavant, ça lui faisait tout drôle, bien qu’il ne cache pas qu’il était sincèrement content de cette improbable rencontre.
Son vis-à-vis, cependant, ne semblait pas du même avis. A vrai dire, elle ne semblait même pas le reconnaître et le sourire du Kid se résorba lentement en même temps qu’il réalisait cet état de fait. C’est vrai que tous les deux n’avaient jamais été les meilleurs amis du monde, ni même de bonnes connaissances, mais s’il se souvenait d’elle la réciproque aurait dû être vraie, non ?

— En-Zakel ? osa-t-il d’une voix qui venait d’un coup de perdre toute sa belle assurance. Putain d’ascenseur émotionnel. Il ne pouvait tout de même pas s’être trompé, si ?

Tous le monde fait ce genre d’erreurs, qu’elle disait tout en lui offrant un sympathique sourire. Tout le monde fait ce genre d’erreurs. Sauf que mister Longabaugh ne se considérait pas comme faisant partie de ce tout le monde dont il était question, en conséquence de quoi il n’acceptait pas de se tromper après avoir été à ce point persuadé de la connaître. Je veux dire, ça faisait des siècles, et je n’exagère pas, qu’ils ne s’étaient pas vu, sa mémoire avait probablement oublié une partie des souvenirs qu’il avait d’elle et pourtant ça ne l’avait pas empêché de réagir alors que le temps s’étirant entre aujourd’hui et leur précédente rencontre était franchement long.
Mais elle s’était comporté comme si c’était un parfait étranger qui venait de l’aborder, et il la savait n’être pas du genre à jouer la comédie simplement parce qu’elle n’avait aucune envie de le revoir. Le doute, qu’il fréquentait très peu en temps normal, avait alors commencé à s’insinuer en lui, décomposant son visage. Ça ne l’avait cependant pas empêché de tenter un dernier truc alors qu’il la voyait déjà songer à partir, et il avait lancé son nom d’une voix un peu hésitante. En-Zakel, c’était tout de même un nom peu commun, et quand bien même il s’avérait que la jeune femme lui faisant face n’était qu’un sosie troublant de la Faucheuse qu’il avait connu, il était tout simplement impossible qu’elles portent le même nom.

La réaction de son interlocutrice fut tellement instantanée qu’il sut avoir eu raison. Il ne s’était pas trompé finalement et pour cause, comment l’aurait-il pu ? Même à ses yeux, même pour lui qui, hormis sa longévité hors normes et sa forte capacité régénératrice, n’était pas plus particulier qu’un être humain lambda, elle était différente.
Ce ressenti n’étant pas aisé à expliquer, on se contentera de dire qu’il n’était dû qu’à son 6e sens – il a bon dos c’ui-là – … et de remarquer que son assurance était revenue au galop, puisque ce début de paragraphe que vous venez de lire n’était rien de plus qu’un bref résumé de ce qu’il se passait dans la tête de Sundance à partir du moment où elle avait marqué sa surprise face à l’énonciation de son nom.

— Ça dépend… qui la demande ?
— Euh… [Insérez ici quelques longues secondes de blanc] Est-ce vraiment important ?

Hé bien oui, parce qu’il y avait un problème figurez-vous : Sundance n’avait pas la moindre idée du nom sous lequel il s’était présenté à elle la première fois qu’ils s’étaient vus. Et il en avait changé tellement de fois depuis ! Il n’était sûr que de deux choses : il ne pouvait pas lui avoir révélé son véritable nom, puisqu’il ne l’avait jamais dit à personne en dehors de ceux qui étaient comme lui… et elle ne le connaissait certainement pas sous le pseudonyme qu’il arborait actuellement, puisqu’il le tenait de la prison américaine du même nom dans laquelle il avait passé quelque temps durant le XIXe. Leur rencontre datait d’une date largement antérieure à cette période là.

Fort heureusement, la Faucheuse le sauva de ce petit moment gênant en lui posant une autre question à laquelle il lui était beaucoup plus facile d’y répondre.

— Comme je ne possède pas cette formidable capacité qui consiste à deviner le nom des gens rien qu’en les croisant au hasard dans la rue, faut bien croire que ouais.

Sarcasme, quand tu nous tiens. Mais le Kid ne se moquait pas d’En-Zakel, comme se chargea de démontrer le petit sourire amusé qu’il lui décocha après… et qui ne tarda pas à se transformer en une moue pensive tandis qu’il reprenait la parole.

— Y a quand même quelque chose qui m’échappe. Il t’est arrivé quelque chose ? Je veux dire, que ma mémoire ait des failles ça je le conçois assez facilement mais… toi ? Comment ça se fait que tu ne te souviennes pas ? Non parce que je trouverai ça franchement vexant que tu me dises que je n’en valais pas la peine… vraiment.

Une histoire de fierté et d’amour propre, tout ça… C’est vrai quoi, il n’était pas n’importe qui après tout. Ou du moins en était-il persuadé, ce qui est un peu différent je vous le concède.

— Et ça ne va sûrement pas t’aider à te rafraîchir la mémoire mais si tu tiens à mettre un nom sur ma tronche t’as qu’à m’appeler Sundance. Pour le moment, c’est avec ça que les gens me connaissent. Et tes lunettes ont glissé, tu devrais faire gaffe avec ça dans la rue, j’sais bien que Naniwa est bourrée de bizarreries en veux-tu en voilà, mais y a toujours des gens pour mal réagir à ce genre de petits détails. Personne ne confondrait ce regard avec celui d’un aveugle.

Sur ces bonnes paroles, il tendit une main vers elle et poussa les lunettes du bout du doigt pour les remettre en place, nullement perturbé par les iris blancs de la demoiselle.

Sundance fut sensiblement soulagé de la voir se montrer plus familière avec lui, tellement soulagé qu’il alla peut-être un peu trop loin et laissa échapper des paroles qui, pour un premier abord, étaient probablement de trop. Ou alors était-ce la manière dont il les avait prononcées ? Avec sa désinvolture habituelle il avait abordé un sujet qui, de toute évidence, se référait à une période noire dans la vie de la Faucheuse.
La réaction de cette dernière fut immédiate, un changement du tout au tout au niveau de son comportement et une aura soudain tellement haineuse que même lui, pourtant peu ouvert à ce genre de trucs, s’en trouva mal à l’aise et préféra reculer d’un pas. Elle se reprit cependant rapidement, s’excusa, se justifia, et puis les choses revinrent à la normale. Le Kid, désireux d’instaurer un bon climat entre eux deux pour ces retrouvailles assez impromptues, sauta sur l’occasion pour se présenter, puisqu’elle semblait tant y tenir.
Et puis, alors qu’il frôlait le visage d'En-Zakel en lui réajustant ses lunettes, il dut faire face à une nouvelle réaction inattendue de sa part. C’était comme s’il l’avait frappée, alors qu’il ne l’avait qu’à peine effleurée ! Abasourdi, il resta comme deux ronds de flan à la regarder, ne sachant ni quoi dire, ni quoi faire. Un « Ça va ? » lui effleura les lèvres mais, puisqu’il était évident – même à lui ! – que ce n’était pas le cas, il le refoula pour choisir à la place une autre question, qu’il jugeait plus appropriée.

— Hé… Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce que tu as ?

Si vous voulez savoir, ça ne lui était jamais arrivé à lui, un afflux soudain de souvenirs comme celui qu’elle venait de subir : de son côté, quand sa mémoire décidait de jeter quelques morceaux de sa vie, c’était définitif. Elle n’était pas programmée pour se souvenir de tout, n’en avait certainement pas la capacité alors, inéluctablement, des pans entiers de son existence finissaient par s’effacer à un moment.
En conséquence de quoi il ne pouvait deviner, et encore moins comprendre, ce qui arrivait à son interlocutrice.

Sundance se rapprocha d’elle, voulut poser une main sur son épaule, avant de se raviser au dernier moment en réalisant que ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire au vu du résultat qu’avait eu leur contact précédent. Son bras retomba à ses côtés, inerte.

— Je crois qu’on ferait mieux de discuter de tout ça dans un endroit plus calme, tu ne penses pas ?

De fait, les gens leurs jetaient de drôles de regards, sans doute autant intrigués qu’il l’était lui-même par le comportement de la « jeune » femme.

— Je t’aurais bien proposé de venir chez moi mais, euh… ça risque d’être plutôt compliqué. Il me reste peut-être assez pour t’offrir un café, sinon. Avec un peu de chance.

Et, dans l’attente d’une réponse de sa part, il entreprit une fouille laborieuse de toutes ses poches – et du bordel assez inimaginable qu’elles pouvaient contenir – dans l’espoir de mettre la main sur quelques piécettes.

Si la Faucheuse avait bien voulu lui laisser suffisamment de temps pour qu’il puisse vider l’intégralité de ses poches, peut-être aurait-il finalement réussi à réunir suffisamment d’argent pour ce fameux café. Mais à peine eut-il le temps de se lancer dans cette quête qu’elle l’interrompait déjà, proposant, elle, de le lui offrir. Ou d’aller faire un tour chez elle.
Et, bon, si le fait de se voir dépendre d’elle quelle que soit la proposition qu’il choisisse – c’était un gars de la vieille école, vous voyez. Plus habitué à inviter les femmes qu’à se faire inviter par elles – le dérangeait un chouilla, sa nature d’éternel squatteur reprit très rapidement le dessus. Il lui répondit dans un sourire :

— Je suppose qu’il y a également du café chez toi, non ? Au moins, nous n’y serons pas dérangés là-bas.

Il s’écarta d’un pas sur le côté et désigna la rue devant eux d’un geste théâtral, un petit sourire amusé au coin des lèvres.

— Je te suis.

Sur ce, il attendit qu’elle choisisse leur chemin et lui emboîta le pas, mais ne tarda pas à reprendre la parole aussitôt après. Cette rencontre le rendait trop heureux pour qu’il arrive à garder sa langue dans sa poche plus de quelques minutes.

— Tout de même, c’est vraiment une sacré coïncidence de se retrouver comme ça, totalement par hasard, après tout ce temps. Et on ne peut pas vraiment dire que toi ou moi soyons du genre casanier, alors retomber nez à nez dans un endroit aussi éloigné que celui où nous nous sommes vus pour la dernière fois… non, sérieusement, c’est même assez perturbant en réalité. Tu ne trouves pas ?

A leur décharge, ce n’est pas non plus comme si la ville dans laquelle ils avaient tous deux établis leurs quartiers était du genre banal. S’il s’était agi d’un petit village perdu en haute montagne en lieu et place de Naniwa, peut-être aurait-il vraiment fallu s’interroger quand au réel hasard de cette rencontre.
Mais Naniwa… c’était une véritable décharge à bizarreries. Devait-on ça au fait que c’était l’un des endroits qui avaient le plus souffert lors de la dernière grande guerre ? Quoi qu’il en soit, elle semblait aimanter à elle tout ce qui, sur notre bonne vieille Terre, concentrait un taux de singularité évident.
Enfin, ce n’était là que la théorie du Kid, En-Zakel avait probablement sa propre opinion sur le sujet.

La Faucheuse écoutait avec attention ce que son vieil ami lui racontait. Parfois, les évènements qu’il évoquait ne lui disaient absolument rien. D’autres fois, heureusement bien plus nombreuses, ils évoquaient en elle des images très précises, lui rendant une infime partie de sa mémoire, la rappelant à son passé. Des souvenirs ... Elle avait tellement cru ne plus jamais les retrouver, tellement craint de ne plus jamais savoir qui elle avait été, que tomber sur Sundance, qui l’avait connue il y a fort longtemps, était une véritable aubaine. Et aussi, il fallait bien l’avouer, elle était ravie de l’avoir retrouvé. Très vite, ils avaient repris une conversation normale, comme celle de deux amis qui se seraient perdus de vue et recroisés totalement par hasard bien des années après – ce qui, au final, était exactement ce qui s’était produit.
Ils parlèrent longtemps ; si longtemps que le soleil eut le temps de décliner dans le ciel, et les lumières de la ville percèrent à travers les grandes fenêtres de l’appartement, se mêlant à celles qu’En-Zakel avait allumées pour chasser la pénombre qui s’était installée avec le crépuscule.
Le Kid avait l’air fatigué, et lorsqu’il demanda à la jeune femme s’il pouvait rester dormir, elle hocha la tête.

- Bien entendu. La chambre d’ami est toujours libre, autant que quelqu’un en profite.

Et puis, un nouveau souvenir lui revint. Elle se rappela de la constitution bien particulière de l’immortel, et de son rythme de sommeil complètement décalé par rapport à celui de la plupart des êtres vivants. S’il s’endormait maintenant, il ne se réveillerait pas avant quelques jours. La Faucheuse esquissa un sourire.

- Je te réveille Mercredi de la semaine prochaine, c’est ça ?

Elle se leva tranquillement, leurs verres vides à la main.

- Reste autant que tu veux. Ta compagnie ne me dérange absolument pas, et je suis certaine qu’on a encore beaucoup de choses à se dire. Et puis, si je peux aider un ami, je suis contente.

En-Zakel sourit plus franchement et, après avoir déposé les verres dans la cuisine, elle guida le cow-boy jusqu’à la chambre vide au fond de l’appartement, et qu’elle gardait toujours propre pour elle ne savait quelle raison. Un caprice, sans doute. Sauf que ledit caprice s’avéra fort bienvenu. La Faucheuse laissa là Sundance qui s’effondra sur le lit assez vite. Et, tandis qu’elle s’en retournait vers le salon, elle ne put s’empêche de se sentir plus légère qu’à l’accoutumée.
Vraiment, elle était ravie de l’avoir retrouvé.