Ashkore s’était perdue. Perdue dans la contemplation du ciel dans un premier temps, puis perdue tout court par extension, à force de ne pas regarder où elle allait.
Il fallait dire que la journée d’aujourd’hui avait été particulièrement radieuse et, comme tout reptile qui se respecte – qu’il soit à sang froid, ou pas, comme les dragons en somme -, notre charmante amie aimait le soleil. Se dorer la pilule et buller au soleil plus précisément. A son grand damne, l’attrait des richesses avait été d’abord plus grand que l’envie de se délecter des rayons chauds sur ses écailles, et elle s’était alors empressée d’aller suivre les cours de la bourse. Elle constatait avec une légère amertume qu’au fil des jours, il était de plus en plus difficile de laisser de côté les investissements. Il y avait toujours ce « au cas où » qui vous trottait dans la tête et vous inquiétait tant que vous n’aviez pas jeté un petit coup d’œil pour voir si vos actions se portaient bien.
La dragonne n’ayant bien sûr pas d’ordinateur – et ne sachant de toute façon pas se servir d’un quelconque appareil électronique -, elle avait donc dû se déplacer jusqu’au centre de Kita, rejoignant ainsi les autres traders.

Enfermée toute la matinée, la brune avait finalement commencé à piaffer intérieurement en pensant à ces belles heures qu’elle était en train de laisser filer.
Cependant, ce n’est que quand elle avait failli grogner et hurler mentalement sur un homme d’affaire qui venait de la bousculer que la jeune femme s’était autorisée une pause. Elle était alors sortie en trombe avec une seule pensée en tête.

*De l’air !*

La suite, vous la devinez sans soucis. Ashkore avait soupiré de bonheur en sentant la brise chaude sur son visage pomponné, et avait commencé à flâner dans les rues de Naniwa, le nez en l’air et les yeux rivés sur la gigantesque boule de feu.

A présent, l’astre de flammes disparaissait au loin, baignant le ciel de teintes multiples. Or, miels orangés, rouges sanguins, le crépuscule était superbe et aurait presque pu être digne d’une soirée en amoureux sur la plage.
Devant un tel spectacle, la seule chose qui put arracher la belle créature à sa contemplation fut le parfum environnant, les innombrables odeurs nauséabondes qui se mêlaient les unes aux autres pour former une fragrance à vous retourner l’estomac. Urine, pourriture, ordures, alcool...et derrière tout ça, la reptile ancestrale devinait même l’arôme métallique du sang.
C’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans ce quartier mais à la réflexion, elle se dit que cela ne lui aurait pas manqué de ne jamais y venir. La dragonne continua cependant d’avancer, le nez plissé et ses talons claquants sur les pavés crasseux de Bay Area. Il n’y avait pas besoin de sortir de Saint Cyr pour cerner la réputation des lieux et comprendre que, moins on traînait dans le coin mieux on devait se porter – surtout quand on respirait le luxe à des kilomètres à la ronde comme Ashkore.

Toutefois, loin d’être intimidée par les risques qu’elle encourait, la jeune femme se mit en tête de chercher des personnes, disons relativement sobres – ce qui était déjà difficilement trouvable à cette heure-ci de la journée – et qui pourraient lui indiquer gentiment comment retrouver son chemin.

Après quelques minutes de déambulations dans les ruelles sales, la belle brune avisa un petit groupe d’hommes. L’un d’entre eux semblait avoir d’ailleurs quelques soucis avec le reste de ses compagnons. Bref, ça sentait l’embrouille et le danger à plein nez. Néanmoins, ne constatant pas d’autres personnes susceptibles de la renseigner, elle prit une légère inspiration et s’approcha discrètement pour venir se planter dans le dos des loubards.

« Excusez-moi. Je me permets de venir vous déranger. Je me suis quelque peu égarée…auriez-vous l’obligeance de m’indiquer le chemin pour le quartier de Tennoji messieurs, je vous prie ? »

Sa voix grave tomba sur le petit groupe qui se retourna d’un seul mouvement vers elle. Et pas décontenancée pour un sous par tous ces regards mauvais posés sur elle, Ashkore attendit sagement qu’on daigne bien lui répondre.

A chaque fois qu’un truc merdait lorsqu’il était en « mission », on pouvait être sûr que ça allait lui retomber sur le coin de la gueule. Parce que c’était écrit dans son karma, parce qu’il avait un look plutôt bizarre pour l’époque, parce que lorsqu’il avait des coéquipiers il était souvent l’étranger de la bande…, c’était lui qui prenait tout. Il s’avérerait qu’effectivement il le méritait la plupart du temps mais cette fois par exemple, il n’était pas fautif ! C’était les renseignements erronés qu’ils avaient reçu, les responsables de la mort d’un de ses partenaires du moment, pas lui !
Et pourtant, c’était le contraire que les trois autres semblaient croire dur comme du fer. Autant dire qu’à l’heure actuelle, ça sentait particulièrement mauvais pour lui. S’il ne craignait pas trop de mourir suite à la conversation musclée qui s’annonçait, il n’avait en revanche pas plus que ça l’envie de se prendre une balle droit dans le ciboulot – ni nulle part ailleurs, en fait – ou même de se faire tabasser en bonne et due forme. Immortel ou pas, ça faisait quand même un mal de chien et le rétablissement n’était jamais aussi prompt qu’il l’aurait souhaité.

Mais revenons un peu en arrière, voulez-vous.

Sundance, donc, était en pleine recherche d’un petit boulot pour se remplir les poches. Etant loin d’être un saint, il n’était pas franchement regardant sur la nature dudit boulot, et par conséquence tout à fait prêt à saisir au vol la première offre qui se présenterait à lui. Elle était finalement venue de la part d’un particulier visiblement fort désireux de mettre la main sur quelques documents d’une certaine entreprise, ceux-ci semblant être d’une importance vitale pour lui.
La tâche était assez irréalisable pour une personne seule – à moins d’être dotée de capacités toutes particulières ou d’être exceptionnellement douée – et notre bon monsieur en souhaitant à tout prix le succès, il avait déniché quatre autres gars en plus du Sundance pour ce faire.
Trop, avait intérieurement estimé celui-ci, jugeant que trois auraient largement suffit pour cette petite excursion en terre inconnue. Mais la paie était plutôt jolie et ils avaient eu droit à la moitié avant de commencer le travail, alors il s’était bien gardé d’en faire la remarque. Dès fois que l’employeur la juge pertinente, il ne tenait pas trop à faire partie de ceux qu’il aurait décidé d’évincer au dernier moment.

Alors voilà : le moment venu, ils avaient leurs petits sabotages et s’étaient infiltrés dans les locaux, se fiant aux informations auxquelles ils avaient eu droit la veille. Sauf que ça avait merdé, un mec était mort, un autre avait failli le suivre sur cette route, ils s’étaient carapatés sans demander leur reste – et sans l’objet de leurs présence ici, tant qu’à y être – et une fois qu’ils s’étaient retrouvés en un lieu un peu plus sûr, Sundance s’était retrouvé acculé contre un mur par trois malabars en colère.
Autant parfois il avait vraiment une chance de cocu, autant quand ce genre de problème arrivait on se demandait comment il avait fait pour survivre tout ce temps, franchement.

Et puis…

Excusez-moi. Je me permets de venir vous déranger. Je me suis quelque peu égarée… auriez-vous l’obligeance de m’indiquer le chemin pour le quartier de Tennoji messieurs, je vous prie ?

Woah.

Pour le coup, cette soudaine interruption avait surpris tout le monde, lui y compris. L’espace d’un instant, il y eut comme un flottement dans l’air et un petit blanc s’installa, tandis que les quatre hommes scrutaient la nouvelle arrivante avec l’air de chiens errants qu’un gosse aurait dérangés en pleine fouille de poubelles.
Puis ils arborèrent l’air de chiens errants qu’un gosse aurait dérangés en pleine fouille de poubelles pour leur apporter un énorme gigot à l’air bien savoureux. La dispute fut instantanément reléguée pour plus tard.

Sundance, quant à lui, y voyait là la meilleure occasion qu’il pouvait avoir pour se tirer de cette mauvaise passe. Le tout étant de savoir comment exploiter l’occasion en question.

Bah, l’improvisation, c’était bien aussi.

— Venez avec moi, je vais vous guider hors d’ici. Seule, vous risqueriez de vous perdre à nouveau, proposa-t-il, charmant homme qu’il était ! Avec le sourire, en plus.

Et le voici qui louvoyait entre ses camarades pour rejoindre la femme, lorsqu’une patte se posa lourdement sur son épaule et qu’il s’entendait interpeller par un « Pas si vite ! » peu amène.

Dommage. Il fallait croire que sa tentative de fuite en mode furtif n’avait pas très bien fonctionné.

— Oups. ... Je crois que vous allez devoir patienter un instant. Vous m’en voyez navré.

Affichant un petit sourire désolé à l’égard de l’inconnue, il haussa les épaules d’un air faussement fataliste puis se retourna vers celui qui l’avait arrêté à l’instant. Et, dans le même mouvement, il lui balança jovialement son poing dans la figure, non sans ignorer le potentiel suicidaire d’un tel geste. Une histoire d’infériorité numérique, tout ça… Mais il était las de la subtilité.

Les dragons avaient-il la capacité d’adoucir les mœurs et calmer les hostilités ? C’est ce que se demandait Ashkore alors le petit groupe d’homme la dévisageait depuis quelques secondes à présent. Les mines, patibulaires au début, s’étaient évaporées en un instant une fois que les loubards avaient posé leurs yeux sur la jeune femme. Elle avait répondu aux sourires qui s’étaient alors fendus sur leurs lèvres par un autre, charmant et poli, attendant une réponse – qui commençait à tarder - de l’un d’entre eux.
Et l’expression qu’ils arboraient tous à présent ne la rendit pas méfiante pour un sous. Peut-être par naïveté. Ou bien parce qu’elle savait pertinemment qu’elle était créature de légende puissante, fière et dotée d’une cuirasse à toute épreuve. Dans ces circonstances, c’était à eux de rester sur leur garde et non l’inverse…

Dans tous les cas, le silence se brisa finalement, et se détacha des autres celui qui semblait avoir des ennuis juste avant l’intervention de la belle créature. Il était habillé on ne peut plus singulièrement. La brune ne se rappelait d’ailleurs pas avoir déjà croisé quelqu’un avec pareil accoutrement. Peut-être était-il en avance sur ce que les humains avaient l’air d’appeler « la mode »…
Quoiqu’il en soit, il se montra courtois et lui proposa non pas de lui indiquer bêtement le chemin mais bel et bien de la raccompagner comme il se devait jusqu’au lieu où elle souhaitait se rendre. Ravie qu’on lui fasse une si gentille offre, la gigantesque reptile passa donc outre le look si particulier de son vis-à-vis et lui laissa son joli minois s’éclairer d’enchantement. Ah, les gentlemen…<3
Puis, avant qu’elle n’ait le temps d’ouvrir la bouche pour le remercier et que lui n’ait le temps de venir la rejoindre, l’un de ses compagnons sembla se rappeler la querelle précédente.

C’est bien ce qu’elle s’était dit, dans le fond. Qu’il était trop beau pour que sa simple présence arrive à faire oublier l’esprit de la bagarre à ces êtres…

Sous ses yeux dorés, la bataille s’amplifiât d’abord, et commença à sérieusement dégénérer ensuite. Elle avait participé à une guerre, celle qui avait décimé les siens, et voir ainsi les humains se quereller ne fit que l’exaspérer. Surtout qu’en plus de voir son futur guide risquer de se faire abîmer, elle venait de se faire bousculer trois fois à la suite et avait manqué de se prendre un coup de coude. Décidemment, quel plaisir pouvait-on prendre à se battre ?
Agacée, Ashkore allait donc tourner les talons, hésitant entre le fait d’aller chercher de l’aide ailleurs ou bien d’attendre que les voyous se calment, quand l’un d’entre eux lui attrapa soudainement le bras et tira d’un coup sec pour l’amener contre lui. Apparemment, monsieur avait à présent d’autres choses en tête que le combat auquel ses camarades se livraient et la dragonne écouta les propositions peu recommandables qui sortirent de sa bouche infâme d’un air à la fois décontenancé et passablement dégoûté.
Oubliez le petit pitch sur la violence et les règlements de comptes puérils parce que ce que la jeune femme offrit par la suite à cet abjecte personnage fut loin d’être un tendre et chaleureux baiser…

Et pour la deuxième fois de la soirée, la charmante brunette attira donc l’attention de ses messieurs. En envoyant valser leur congénère dans leur direction avec un simple revers de main et en laissant s’échapper un grognement qui n’annonçait rien de bon pour eux…

Le petit vol plané de l’homme eut pour effet d’interrompre les hostilités une nouvelle fois, les trois hommes encore debout se tournant vers la jeune femme qui en était à l’origine, estomaqués. Et il lui avait suffi d’une simple pichenette pour réaliser ça ? Dites donc, c’est qu’elle cachait plutôt bien son jeu, la madame !

Le malfrat qui semblait entretenir des idées particulièrement déplacées à l’endroit de la brunette se releva en pestant, jurant comme un beau diable tout en se frottant le bas du dos – la collision avec la poubelle n’avait pas dû être des plus agréables, d’autant plus qu’elle n’avait pas l’air d’y être allée de main morte lorsqu’elle l’y avait balancé contre – et jetant un regard des plus mauvais à la… la quoi, d’abord ? Parce qu’avec une telle force, elle ne devait pas être bien humaine, à moins d’être une des descendantes de Popeye.
Le nom d’oiseau dont il la gratifia alors ne sera pas retranscrit*, tandis qu’il écartait d’une brusque poussée l’un des gars se trouvant sur son passage, dans la claire intention de retourner régler son compte à la demoiselle. A croire qu’il n’avait pas un instinct de survie des plus développés, à moins que ça soit l’humiliation publique dont elle venait de le gratifier qui le faisait voir rouge au point d’en perdre son bon sens. Monsieur se mit à proférer quelques menaces assaisonnées de quelques paroles un tantinet salaces à l’égard de la demoiselle, tout en levant un poing qui ne laissait aucun doute quant à ses intentions immédiates.
Et Sundance, qui, profitant de la pause momentanée du pugilat, s’était contenté de reprendre son souffle en regardant le petit spectacle, ne put s’empêcher de sauter sur l’occasion pour intervenir quand bien même il pensait sérieusement qu’elle devait être capable de se débrouiller seule.
Mais son acte n’avait peut-être que la seule intention de lui rappeler qu’il était de son côté, remarquez.
Il attrapa donc le col du malheureux et le tira vers l’arrière, ver le petit groupe, profitant de sa surprise pour l’envoyer bouler au sol une seconde fois en l’espace d’une paire de minutes.

— Hép hép toi, on ne t’a jamais dit de ne pas frapper une femme ?

Paroles et geste qui semblèrent réveiller ses compagnons du moment et les intentions pas des plus amicales qu’ils nourrissaient pour lui, leur rappelant ce qu’ils avaient commencé avec tant d’entrain avant que la femme ne vienne mettre son grain de sel dans l’affaire.
Et le voilà qui se retrouva à nouveau embringué dans un deux contre un, peu doué qu’il était au corps à corps, surtout à mains nues et surtout quand ses adversaires étaient deux gros bras dont la force brute dépassait largement la sienne. Dans ce genre de circonstances, ses actes à lui consistaient principalement à éviter dans la mesure du possible les coups les plus mauvais qu’on lui destinait, tout en cherchant la moindre ouverture pour frapper en traître. Une technique beaucoup, beaucoup plus efficace contre deux molosses pareils qu’essayer de leur foutre un direct dans la gueule, sa main en souffrait encore.

— A la vérité, commença-t-il entre deux halètements, si vous avez encore un petit tour de passe-passe dans votre sac et que vous vous ennuyez, un peu d’aide ne serait pas ne refus.

Et ce, tant qu’à y être, avant que le troisième larron ne daigne retourner en lice et qu’ils achèvent de le tabasser en bonne et due forme.




* Pour ne pas choquer les yeux innocents qui passeraient par là, bien sûr. Je garde espoir qu'il en existe encore, voyez-vous.

Ashkore n’avait pas eu l’occasion de déployer sa force depuis qu’elle vivait sous son apparence humaine. Du moins pas contre autrui, puisque se montrer agressive physiquement n’était pas dans ses habitudes. Elle n’avait donc jamais eu à essuyer de bagarre comme celle-ci. En revanche, la puissance dragonnièsque, pour déménager et soulever des meubles comme elle avait eu à le faire en s’installant à Naniwa, ça avait plutôt du bon…
Quoiqu’il en soit, c’est presque tout aussi surprise que les autres qu’elle regarda l’humain voltiger avant d’atterrir sur la poubelle quelques mètres plus loin. Ces êtres étaient donc si légers que l’on pouvait se permettre de les balayer d’un vulgaire revers de main ? Grotesque.
Et plus grotesque encore : l’acharnement dont son adversaire faisait preuve. C’est qu’il semblait en redemander au vue de toutes les ignominies qu’il adressait à la reptile. Reptile qui voyait de plus en plus rouge et qui sentait grandir l’envie de le remettre une nouvelle fois à sa place : avec ordures, comme le déchet misérable qu’il était.

L’intervention de l’homme au chapeau arriva finalement à point nommé et les yeux de la dragonne étincelèrent devant l’attitude dont il faisait preuve. Se « salir » les mains à la place de la jeune femme, plus LA petite phrase de gentleman…décidemment, monsieur savait se montrer galant. Il ne manquait plus qu’il lui tire son chapeau en signe de « révérence » et il aurait presque pu la voir lui tomber dans les bras.

Mais nous ne sommes pas dans un de ces films à l’eau de rose où le brave aventurier conquiert sa belle à l’aide de sourires colgate éblouissants. Non. Aussi, la suite de ce rp ne se déroula pas ainsi. Ashkore ne tomba raide dingue amoureuse de ce cowboy téméraire. Elle ne s’évanouit pas dans ses bras devant la vaillance dont il faisait preuve et lui, ne l’emmena pas sur son fidèle destrier après avoir mis sa raclée aux grands vilains.

La raclée en fait, c’était plus ou moins lui qui était en train de se la prendre d’ailleurs, après que les deux gais lurons encore debout se soient de nouveau rappelés leur petite querelle. Aussi, lorsque le hardi brun l’apostropha pour lui demander de l’aide, Ashkore n’hésita pas une seconde. Elle ne prit pas le temps de réfléchir aux conséquences et, après qu’un reflet nacré ait illuminé brièvement ses écailles, elle cracha au-dessus de l’attroupement.

Un rugissement à en déchirer les tympans. A en faire frémir le plus courageux et féroce des animaux. Et un jet de flammes. Un brasier. Que l'on se serait presque cru au cœur d’un volcan...

Le jet de flammes continua de sortir de la gueule béante de la créature – peut-être plus si belle et charmante à présent – pendant encore de longues secondes. Elle ne s’arrêta qu’une fois son souffle arriver à sa fin. Et ce fut une bouffée salutaire d’air chaud et piquant qui vint remplir ses poumons la seconde d’après.

Au-dessus du groupe des chahuteurs planait désormais un nuage de fumée sombre. Les dernières flammèches s’évanouissaient de part et d’autres de celui-ci, et quelques poussières incandescentes dardaient l’espace qui séparait les quatre hommes de la dragonne.
Dragonne au look à présent bien changé. Si les vêtements avaient eu la chance de ne subir aucun dommage et transformation, on ne pouvait pas exactement dire la même chose du reste. Exit donc la chevelure brune, soyeuse et bien coiffée ; les cheveux de la jeune femme ressemblaient maintenant plus à une masse noirâtre, emmêlée, et aux étranges reflets nacrés. Les lèvres carmines avaient aussi disparu, laissant à la place une bouche et une mâchoire crispée barbouillée de rouge à lèvres fondu. Enfin, autour des yeux, le maquillage aussi avait coulé mais ce n’était pas là que l’attention se portait. Non, c’était plutôt les pupilles dorénavant fendues qui accrochaient le regard, ainsi que les myriades d’écailles autour de ses iris.

Ashkore fixait de son regard devenu si reptilien ceux qui, quelques instants auparavant, se battaient encore à grands coups de poings. L’un, fessier cloué au sol, la regardait médusé, effrayé aussi peut-être bien, tandis que ses deux camarades reculaient prudemment dans l’espoir de pouvoir tourner les talons en toute discrétion.
Mais des trois vermisseaux pitoyables, la belle n’est avait que faire. En revanche, le canon du revolver pointé en sa direction était plus apte à accaparer ses pensées. Ainsi que le propriétaire du dit revolver. Celui qui, deux minutes plus tôt, lui offrait encore toutes les attentions galantes possibles. A croire qu’il n’avait pas vraiment apprécié le « petit tour de passe passe » qu’il lui avait commandée.

Sourcils froncés, lèvres relevés en un rictus plus très sympathique au vue du brusque changement d’attitude du gentleman à chapeau, la jeune femme laissa échapper un nouveau grognement, beaucoup plus grave et sourd, avant d’expirer de la fumée par le nez.

« Qu’est-ce que vous croyez faire exactement ? Me menacer ? Me tuer ? Alors que je viens de vous rendre service ? » siffla-t-elle, mauvaise. Puis, d’un air dédaigneux, ponctua : « Impertinent. »

Et elle fit un pas en avant, fière et hautaine, gonflant légèrement le poitrail pour se montrer plus imposante encore et tenter de faire reculer et baisser son arme à son vis-à-vis.

Manquer de le tuer ? Ashkore ne put s’empêcher de relever un sourcil dans une expression à la fois étonnée et vexée. Être responsable de la mort d’un des quatre hommes qui s’étaient trouvés devant elle était loin d’être son but. Elle n’était pas dragonne à cumuler les têtes comme trophées, et pour elle, la distance qu’elle avait mise entre son jet de flammes et le groupe avait été largement suffisante pour garantir leur sécurité à tous. Ainsi, tout ce qu’était en train de faire le brun en face d’elle était un caprice à ses yeux, et elle le fit clairement ressentir dans sa voix chargée d’agacement.

« Vous réagissez de façon complètement disproportionnée et irraisonnée. Je n’allais tuer personne. »

Où était son intérêt à le faire en plus ? A part perdre celui qui s’était proposé d’être son guide, elle ne voyait pas vraiment. Et bien qu’elle ait largement été en mesure de se défendre, un accompagnateur dans les rues malfamées de ce quartier ne se refusait pas.
Enfin, à présent, ce n’était plus dit qu’il se dévoue pour l’escorter à quelque endroit que ce soit…

« Vous vous méfiez de moi pour une bagatelle. Et présentement, je ne sais pas lequel de nous deux est le plus agressif et sur le point de tuer l’autre. A tout hasard je dirai vous, peut-être…? »

Les talons aiguilles de ses bottes frappèrent les pavés, réduisant de nouveau la distance qui la séparait de celui qu’elle avait considéré comme un charmant gentleman un peu plus tôt. Si monsieur s’obstinait à reculer encore, il se retrouverait quoiqu’il en soit bientôt au pied du mur.

« Je vous conseille de baisser votre arme maintenant. » dit-elle, autoritaire.

Comme on parle à quelqu’un pour lui faire reprendre ses esprits. Parce que, vraiment, il ne pouvait pas lui offrir de réaction aussi stupide que maintenant…si ?

Ashkore regardait l’homme, collé au mur, s’emporter au fur et à mesure qu’il continuait de parler, à la façon d’un moulin à paroles devenu complètement hystérique. Heureusement pour lui que les dragons ne contrôlaient pas l’électricité, sinon c’est sans doute foudroyé qu’il aurait terminé, les yeux d’ambre de la jeune femme lançant sur lui comme des éclairs réprobateurs et coléreux.

Elle avait d’ailleurs de plus en plus de mal à se contenir, elle le sentait. Plus les secondes passaient et plus son sentiment de fierté se révoltait devant la façon avec laquelle son vis-à-vis s’adressait à sa noble personne. Elle semblait bouillonner intérieurement, et peut-être que pendant un infime instant, à bien y regarder, son enveloppe charnelle se flouta et vacilla à la façon d’une flamme de bougie, juste le temps qu’elle reprenne les choses en mains et réussisse à se calmer. Si cracher du feu avait mis le cowboy dans tous ses états, elle préférait ne pas imaginer ce que ce à quoi cela conduirait si elle en arrivait à reprendre sa forme originelle en plein milieu des ruelles sales du quartier.

Sifflant son mécontentement entre ses dents, mais ne lâchant toujours pas un mot en réponse à ce que disait son allié d’il y a dix minutes et ayant repris le contrôle de ses émotions pour le moment, Ashkore tentait d’analyser la situation et de choisir sa prochaine action.
Il n’y avait pas trente-six possibilités. Non, il n’y en avait que deux : reculer et laisser l’être humain transit de peur tranquille, ou bien tenter de le désarmer. La reptile ancestrale était malheureusement plutôt du genre orgueilleuse. La première option lui apparaissait donc comme un acte de lâcheté sans précédent et elle était plus que réticente à tourner les talons. La deuxième option en revanche, était plus audacieuse. Mais aussi plus risquée ! Après tout, la créature n’avait jamais eu le loisir de se trouver confrontée à des armes humaines, et bien que se sachant puissante, elle n’avait pas la certitude de ressortir indemne de la lutte qui l’opposerait à cet objet d’un tout nouveau genre pointé sur elle.

« Non, je ne vais pas vous tuer. » dit-elle finalement après avoir pesé une seconde encore le pour et le contre. « Mais vous allez me donner cette arme. De gré ou de force. »

Et sur ces derniers mots, la dragonne se propulsa vers l’avant pour rejoindre le plus vite possible celui qui la menaçait. Avant qu’il ne fasse usage de son joujou. Si possible…

Ashkore avait réussi à se rapprocher de façon non négligeable de l’hurluberlu collé contre le mur. Un grand bond avait suffi à avaler la majeure partie de la distance qui les séparait et de ce fait, la dragonne était parfaitement et en toute logique en mesure de croire que le prochain saut serait le bon ; elle avait gagné, cela ne faisait aucun doute, et bientôt la menace s’envolerait.

La première détonation sonna comme un rugissement à ses oreilles, lui rappelant par la même occasion le bruit des explosions qui l’avaient tirée de son sommeil plusieurs décennies plus tôt. Le choc se porta sur son front, stoppant son élan, et son visage n'eut même pas le temps d’afficher une expression de douleur, que déjà, le second impact se faisait sentir au même endroit.
Poussée en arrière du fait de la vitesse des deux projectiles, elle tomba à la renverse, s’écrasant dos au sol dans un hoquet de souffrance et sans plus de cérémonie. Le souffle court, elle resta immobile un bref instant, yeux écarquillés de surprise cherchant à comprendre ce qui venait de se passer. Puis après de longues secondes, la reptile chercha à se redresser malgré le martèlement qui se faisait sentir dans sa tête.

C’est quelque peu chancelante mais faisant de nouveau face à l’homme chapeauté qu’elle se releva. Une main portée à son front lui indiqua que perlaient deux ou trois gouttes de sang et son regard s’agrandit alors, mêlé d’inquiétude et de colère.

« Qu’est-ce que…Qu’est donc cette arme diabolique ? Vous…vous m’avez blessé ! Comment osez-vous faire couler mon sang ?!! Si vous souhaitez vous le procurer, il vaudra me vaincre, humain cupide ! »

Une légère panique s’insinuant en elle, Askore en oubliait presque totalement le pourquoi du comment cette attaque contre elle avait été perpétrée. Elle ne comprenait plus, elle ne comprenait pas comment ce misérable bout de ferraille avait pu percer sa robe d’écailles. Pour la créature, la seule explication possible était qu’elle faisait sans doute face à ces chasseurs de dragons dont elle avait déjà lu les mérites dans de nombreux livres humains…

Se sentant plus en danger encore que tout à l’heure, elle reprit donc sa marche vers le brun, affichant l’expression d’une bête sauvage qui se sent traquée.

« Vous (!) êtes le tueur…vous êtes le monstre…! »

Pas de saut cette fois, pour attaquer l’homme au chapeau. Ayant bien noté que dans les airs et entre deux élans, elle se trouvait vulnérable, Ashkore se contentait d’avancer d’un pas rapide, zigzagant légèrement pour parer toute éventualité : tentative de fuite, nouvelle détonation,…
Un instant elle hésita cependant. Sa marche se ralentit progressivement alors que l’autre tentait de se disculper en niant avec ferveur les propos qu’elle avait tenus quelques secondes plus tôt. Mais disait-il seulement la vérité ? N’était-ce pas là une façon comme une autre d’échapper à la peur et à la colère de la brune, de lui faire baisser sa garde ?

La reptile fronça les sourcils, méfiante, comme prête à lui accorder le bénéfice du doute, avant de finalement laisser s’échapper un nouveau grognement guttural. Non, il était hors de question de se faire avoir aussi bêtement, hors de question de se faire duper par un humain. Et s’il disait la vérité, qu’il le prouve.
Vivace, Ashkore fut auprès de l’homme sans qu’il n’ait pu cette fois-ci esquisser le début d’un quelconque coup. Les corps se touchaient presque. Et les yeux d’ambre ne cillèrent pas lorsqu’une main, rapide, se porta à la gorge du cowboy.

« Pourquoi voudriez-vous faire ça ? Mais c’est vous, le chasseur. C’est à vous de me dire ce que vous pouvez espérer d’un tel acte. Argent ? Guérison ? Quoiqu’il en soit, il va falloir se montrer plus coriace que ça. »

Et sur ces mots, elle resserra légèrement son étreinte pour plaquer un peu plus l’homme contre le mur et le faire décoller du sol. Puis une flammèche s’échappa d’entre ses lèvres tandis que dardait sa langue bifide, à quelques centimètres du visage du gentleman hystérique.

« Alors ? J’attends. N’êtes-vous donc capable de rien d’autre ? »

Voir le cowboy paniquer et ruer pitoyablement alors qu’elle le maintenait d’une poigne de fer contre le mur, avait le don d’exacerber plus encore la colère de la dragonne. Car n’était-ce pas lui qui avait d’abord engagé le combat sous prétexte d’une bagatelle, d’une misérable étincelle ?! Et qu’avait-il cru ? Que de sa force d’humain, il arriverait à l’abattre, elle, l’animal dont on n’avait de cesse de vanter le pouvoir dans tous les livres qu’elle avait lu ? Pff. Ridicule.
Elle-même, se sachant parfois bien naïve sur ce nouveau monde, avait du mal à comprendre comment quelqu’un pouvait se mettre dans la tête de devenir chasseur de dragons. Il fallait bien être crédule pour croire à l’impensable, partir à la conquête de mille et uns dangers et se persuader qu’on les surmonterait tous.

Aussi Ashkore allait rire. Rire de la façon la plus moqueuse et hautaine qui soit lorsque l’autre en face marmonnant qu’il espérait tout simplement survivre à cette confrontation. Mais la suite lui fit bien vite perdre son sourire, et plutôt que de prendre ce gentleman de pacotille de haut comme elle l’aurait fait d’ordinaire, elle voulut le faire déchanter plus encore. Lui montrer que pour avoir le droit d’espérer ainsi, monsieur devrait combattre comme s’il avait le diable au corps.

« FOUTAISE ! » rugit-elle.

Et à la fureur de son cri la reptile ancestrale associa aussi le geste, envoyant l’homme au chapeau percuter un des murs qui les entouraient, à la façon d’une vulgaire poupée de chiffon.

Le regard de braise fixa ensuite la silhouette étendue, avachie au milieu des ordures, attendant qu’elle se redresse, lui sommant de fuir le plus vite possible dès l’instant où leurs prunelles se croiseraient.
Mais le corps ne bougea pas. Pas même d’un millimètre. Yeux écarquillés, Ashkore s’approcha lentement, pensant tout d’abord à une ruse de son adversaire pour lui faire baisser sa garde. Cependant, force fut de constater qu’il n’en était rien. Revenant doucement sur terre, la dragonne fut alors saisit de panique et d’horreur devant son geste. Accroupie près de la dépouille, elle resta immobile de longues secondes, forçant ses larmes à couler pour essayer de le ranimer. Leur effet se résuma malheureusement à soigner et faire disparaître quelques égratignures et hématomes gagnés au cours de la bataille. Alors la créature renonça et, après avoir jeté un ultime regard en arrière, disparut à travers les ruelles du quartier malfamé , laissant pour mort cet étrange cowboy.