La Faucheuse écouta sans rien dire, mais avec toute l’attention qu’elle pouvait encore mobiliser. Belaam avait raison. Il était rare qu’un démon ait un avis pareil sur la question de ce grand équilibre censé régir les forces régulant ce monde et tous les autres. Les Anges avaient maintes fois prouvé qu’en agissant au nom d’un prétendu bien pour tous, au nom de la pureté et de la lumière ou n’importe quelle autre foutaise du même genre, ils avaient fait pencher la balance bien plus de fois qu’ils ne l’auraient dû. En enfermant les Démons en Enfer et en massacrant ceux qui étaient resté sur Terre, ils avaient fait disparaître leur Némésis de toujours, le contrepoids de leur pouvoir grotesque tant il était grand – pour les archanges, en tout cas. Dieu était autant à blâmer que ses enfants, car en les conditionnant à obéir à ses ordres sans leur inculquer la notion de limites, il avait déclenché une guerre qui avait bien faillit coûter au monde l’humanité toute entière. Inutile de parler des dégâts collatéraux, bien au-delà de tout ce que les mots peuvent exprimer. Oui, cette guerre était absurde, tout à fait absurde. Et les Anges étaient responsables du chaos ambiant qui régnait en permanence depuis.
Voilà quel était l’avis de la Faucheuse sur la question. Le contact de la main de Belaam sur son visage la surpris et la fit vaguement revenir à la réalité. Elle soutint le regard du démon et finit par sourire. Un petit sourire un peu las, mais un sourire quand même.

- Je vois ... Je suppose que toi et moi allons nous supporter encore un petit moment, n’est-ce pas ?

Tant mieux, dans ce cas, pensa-t-elle tandis qu’elle se recalait contre le démon.

Il était dangereux, très dangereux de s’allier à quelqu’un comme lui. Elle s’attendait à se faire poignarder dans le dos à tout instant. Mais, bizarrement, elle se dit que ça ne pourrait pas empirer les choses. Il y existait certains faits qu’elle ne lui raconterait jamais. Tant qu’il n’avait pas ces quelques précieuses informations, il ne pourrait pas lui faire plus de mal que ça. Après tout, elle était morte une fois. Qu’est-ce qui pourrait bien lui arriver de pire ? Son fils était caché quelque part, et bien caché. Tant qu’elle n’en parlait pas, tant qu’on ne s’infiltrait pas dans les méandres de son esprit, là où elle cachait précieusement ces souvenirs-là, alors, personne ne saurait jamais qu’il existait. Et si personne ne savait qu’il existait, comment qui que ce soit aurait-il pu lui faire du mal ?
Elle sentit ses paupières s’alourdir et, malgré ses efforts, elle finit par fermer les yeux. Quelques secondes s’écoulèrent, sans que rien ne se passe, tandis qu’elle luttait encore et toujours pour rester éveillée. Et finalement, assommée par la fatigue, lasse et, quelque part, réconfortée par la présence de Belaam à ses côtés, elle finit par sombrer dans un sommeil de plomb. Elle s’écroula sur les jambes du démon, dormant déjà profondément.
En-Zakel avait l’air étrangement paisible dans son sommeil. Sur son visage fin était apparu un masque de sérénité et de sagesse qui était l’apanage des êtres très vieux, qui ont beaucoup vécu en bien comme en mal. Quelques mèches immaculées tombaient devant ses yeux clos.
Ce qui empêcha Belaam de voir que, quelques minutes après que la Faucheuse se soit endormie, ils commencèrent à rouler dans leurs orbites, sous les paupières fines. En revanche, ce qui risquait de ne pas passer inaperçu, ce furent les mains de la jeune femme, qui se crispèrent brusquement.
Comme elle l’avait prévu, les cauchemars l’assaillaient de toutes parts, et ils n’étaient pas joyeux du tout.

Les cauchemars étaient violents et ne semblaient pas devoir diminuer d’intensité. Au contraire, c’était comme si ces visions affreuses redoublaient d’efforts pour tourmenter la Faucheuse. Crispée au possible, elle luttait tant bien que mal contre son subconscient, contre les visions horrifiques qui l’assaillaient, et contre le souvenir de son exécution qui revenait encore et toujours. Elle se sentit mourir en boucle, après avoir été témoin du meurtre de ses sœurs, de Rampa et de Dahsim. Elle voyait Sundance éventré près d’elle, et cette fois il ne se relèverait pas. Pas avec le cœur arraché et jeté aux pieds d’En-Zakel qui ne pouvait que regarder le spectacle, une poigne de fer lui agrippant les cheveux et la forçant à voir. Et puis, on la décapitait d’un coup sec. Elle avait mal dans toutes les fibres de son être, sentant sa chair se fendre, ses os se rompre, ses nerfs lâcher les uns après les autres. Elle avait mal, et elle avait peur autant qu’elle était en colère.
Prise dans ce tourbillon infernal, elle ne dû son salut qu’à un contact providentiel. La main que Belaam posa sur son flanc sembla être un geste infime, presque inutile. Mais ce fut ceci qui lui permit de reprendre un minimum contenance. Bataillant contre ses cauchemars, elle parvint finalement à les repousser. Elle vit le noir l’envelopper et commença à se sentir plus calme, plus sereine, lorsqu’une autre douleur, bien plus inquiétante cette fois, vint la saisir.
La Faucheuse effondrée sur les jambes du démon commença à suffoquer, le cœur battant tout à fait irrégulièrement. Dans un sommeil dont elle commençait à émerger dans la souffrance, En-Zakel sentit le sang pulser douloureusement à ses tempes et derrière ses yeux. Sa main agrippa le pantalon de Belaam, comme si cela pouvait l’aider à reprendre pied dans la réalité. Il fallait qu’elle se réveille. Elle le savait. C’était peut-être une question de vie ou de mort.
Lentement et avec beaucoup de difficulté, elle finit par ouvrir à peine des yeux brillants sous la souffrance. Elle tenta de se redresser tant bien que mal, sa main libre plaquée contre son cœur. Tout doucement, son rythme cardiaque revint à la normal, et la pression exercée sur le torse de la Faucheuse s’en alla.
Elle soupira de soulagement, et se figea en sentant quelque chose de chaud couler le long de son dos. Passant la main sur ses omoplates, elle la ramena couverte de sang. Elle fixa longuement ses doigts souillés du précieux liquide, sans comprendre.

- Mais qu’est-ce que ...

Elle tourna et retourna sa main, cherchant à savoir ce qui avait bien pu la blesser, d’autant qu’elle n’avait senti aucune plaie dans son dos.
En-Zakel ferma les yeux et baissa la tête. Ses épaules se mirent tout à coup à tressauter tandis qu’un rire nerveux et incontrôlable la prenait. Elle était tout bonnement en train de craquer. La soirée avait été un peu trop riche à son goût pour elle qui avait l’habitude de tout garder et de ne parler à personne. Roulée en boule sur le canapé, elle articula difficilement entre deux éclats de rire :

- J’en ai assez, assez, assez !

Elle mit un bon moment avant de se calmer, et lorsqu’elle y parvint, ce fut pour rester prostrée et immobile. Que Belaam fasse ce qu’il voulait en attendant, elle s’en fichait. Elle s’en fichait éperdument. Qu’il se glisse dans son crâne à sa guise si cela lui chantait. Dans son état actuel, l’Apocalypse lui serait tombée sur le coin de la figure qu’elle n’aurait pas bronché le moins du monde.

En-Zakel se concentra sur le contact de la serviette sur son dos pour tenter de reprendre contact avec la réalité. Il fallait qu’elle se calme. Il fallait vraiment qu’elle calme, et qu’elle cesse de se laisser ainsi aller comme si elle portait à elle seul tout le malheur du monde sur ses épaules. C’était égoïste d’agir ainsi, mais parfois, la Faucheuse en avait besoin. Elle avait besoin de relâcher un peu de pression, sous peine d’exploser définitivement. C’était ça, sa soupape de sécurité : crier, s’énerver, partir dans de grands éclats de rire nerveux, et puis plonger jusqu’à avoir l’impression de toucher le fond pour mieux prendre appui sur le sol sous ses pieds et, d’un bond, se propulser à la surface.
Finalement, tout doucement, elle revint à un état normal. Elle était calmée cette fois, vraiment calmée. Elle se déplia en silence, serrant les dents en sentant la douleur sourde qui lui prenait tout le dos sans raison aucune, puis se leva et s’approcha de Belaam, veillant cependant à laisser une certaine distance entre lui et elle. Elle ne doutait pas l’avoir quelque peu malmené ce soir, aussi bien physiquement que nerveusement, et elle ne voulait pas en rajouter davantage.

- Je suis un bien piètre investissement, n’est-ce pas ?

Un fin sourire un peu coupable étira ses lèvres tandis qu’elle gardait serrée autour de ses épaules la serviette que le démon avait posée sur son dos.

- Désolée, ça m’arrive de temps en temps. J’ai juste ... besoin de ça. Besoin de craquer. Tu l’as remarqué tout à l’heure : je suis beaucoup plus humaine que je ne le devrais, et donc j’en suis d’autant plus faillible.

Elle soupira.

- Les émotions n’apportent pas que des avantages, c’est le moins qu’on puisse dire.

Elle promena son regard blanc sur son salon. La table basse gisait toujours au sol, brisée. Elle devrait en racheter une. Et faire également l’acquisition d’un nouveau miroir pour sa chambre. Un petit sourire amusé apparu au coin de sa bouche.

- Je sens que cette colocation promet d’être calme et reposante.

Elle se tourna vers Belaam.

- Je n’irai pas travailler demain – je prétexterai une maladie quelconque, au vu de mon travail ces derniers mois, ça suffira largement à mes supérieurs. Et nous irons nous mettre en quête de quelques âmes gorgées de Vice. Tu as besoin de reprendre des forces, et ce n’est pas en restant enfermé ici et en dévorant une âme de temps à autres que tu vas y arriver.

La Faucheuse ôta la serviette de son dos et fit jouer les muscles de ses épaules, moins douloureux de seconde en seconde. Le sang avait cessé de couler depuis quelques minutes déjà.

- Et maintenant, qu’est-ce que tu veux faire ? Je suppose que tu as bien envie que je te laisse tranquille après une telle soirée.

La Faucheuse hocha la tête. Elle sentait son hôte commencer à craquer doucement lui aussi, et s’abstint d’insister.

- Très bien. Tâche de te reposer un peu.

Elle s’en retourna vers sa chambre après avoir éteint la télévision et s’arrêta. Un sourire amusé étira ses lèvres tandis qu’elle lançait :

- Ma proposition de tout à l’heure tient toujours si tu décides que tu te sens trop seul.

Décidément, elle n’apprendrait jamais. Mais elle n’avait pas particulièrement envie de se retrouver seule dans le silence, et n’était pas persuadée que Belaam le souhaite aussi. Peu importait : il s’en était retourné dans l’autre salle de bain, et En-Zakel s’engouffra dans la sienne. Elle se déshabilla, fit couler de l’eau presque bouillante de son pommeau de douche et se glissa avec délectation sous le jet brûlant. La chaleur la calma, lava le sang qui maculait son corps, ses cheveux, son être entier. Cela fit un bien fou à ses muscles légèrement endoloris, ce qui n’était pas de trop.
Après quelques longues minutes sans bouger, elle se résolut à arrêter sa douche et à sortir de sa salle de bain. Enveloppée seulement d’une grande serviette qui recouvrait tout juste le nécessaire, elle alla s’asseoir sur son lit défait et regarda la ville à travers la grande fenêtre de sa chambre. L’aube était encore loin, mais cela n’avait pas fait diminuer l’activité dans les rues pour autant. La jeune femme esquissa un sourire. Naniwa, la ville qui ne dort jamais. Elle se demanda ce qui pouvait bien garder éveiller tous ces gens là, en bas de ce grand immeuble dans lequel elle vivait.
Elle soupira. Le silence était assourdissant. Ses yeux de nacre se promenèrent sur le décor de la pièce, et tombèrent sur un joli étui de cuir. Elle se leva de son lit et alla le prendre délicatement pour ensuite le poser sur le matelas. Doucement, comme si elle avait peur de l’abîmer, elle en souleva le couvercle, révélant un magnifique violon de bois blanc verni. La Faucheuse saisit l’instrument et le regarda presque avec tendresse. A nouveau, un doux sourire apparu sur son visage. Un sourire serein, apaisé.
Saisissant l’archet qui reposait non loin de l’ancien emplacement de l’étui de cuir, elle se plaça debout devant sa fenêtre, très droite. Elle cala l’instrument dans le creux de son cou, ferma les yeux et fit vibrer les cordes. La musique empli tout l’appartement. Elle était exécutée d’une main de maître, et la violoniste qu’était En-Zakel semblait se détendre de plus en plus au fur et à mesure qu’elle jouait. La mélodie était calme, mais porteuse d’un certain espoir. Sans être outrageusement enjouée, elle mettait du baume au cœur. La Faucheuse sourit d’autant plus, laissant parler son violon pour elle. C’était le calme après la tempête, le moment de flottement où elle se sentait mieux, bien mieux que jamais. Pendant un temps, elle oublia les évènements de la soirée, oublia l’état dans lequel elle s’était trouvée, oubliant Belaam qui restait seul dans un coin de l’appartement. Elle se contenta de laisser aller son esprit, porté par les notes qui s’enchaînaient les unes après les autres.
Debout dans sa chambre, En-Zakel jouait du violon. Et, pour la première fois depuis longtemps, elle sembla reprendre espoir.