L’impression d’étouffer dans un lieu que vous connaissez pourtant bien peut vous prendre à n’importe quel moment sans que vous ne vous y attendiez le moins du monde. Les envies de liberté également, inattendues et spontanées. Ce soir, En-Zakel cumulait les deux. Belaam avait déserté l’appartement depuis un moment, parti elle ne savait où depuis quelques jours, et la solitude, chose à laquelle la faucheuse n’était plus habituée, avait pointé le bout de son vilain nez, poussant la jeune femme à sortir. Elle n’avait pas de destination particulière en tête, aussi se contenta-t-elle de laisser ses pas la guider. Passant de rue en rue, elle finit par s’éloigner de l’agitation qui régnait dans les zones fréquentées de la ville et se dirigea vers le parc qui s’étendait du côté de Tennoji, quartier qu’elle appréciait tout particulièrement quand elle venait quérir un peu de calme.

L’endroit était désert, ou du moins en donnait l’impression. Si elle s’était forcée un peu, la dame en blanc aurait très bien pu sonder les lieux et recenser le nombre d’âmes qui y batifolaient actuellement. Les couples adoraient se retrouver là une fois la nuit tomber pour s’adonner à certains plaisirs qui n’avaient visiblement pas le même piquant dans une chambre.
Les petites frappes et les petits voyous aimaient bien s’y promener aussi, mais pas du tout pour les mêmes raisons. Ils n’inquiétaient pas la jeune femme – et même si quelqu’un était venu lui chercher querelle, elle s’en serait occupé sans trop y penser.
Ses pensées furent interrompues par des éclats de voix qui parvinrent à ses oreilles ; arrêtant sa marche, elle tourna la tête en direction du bruit. Elle vit un jeune homme à moitié nu sortit d’un gros buisson, poussant un petit garçon visiblement un peu trop curieux. En-Zakel regarda la scène, un peu étonnée, et observa l’enfant s’éloigner en courant tandis que l’inconnu replongeait dans son buisson en grommelant.
La dame en blanc se décida à aller voir le garçonnet, se demandant ce qu’il faisait dehors à une heure pareille.
Elle n’eut pas à chercher bien longtemps ; elle le retrouva un peu plus loin, l’air absolument ravi de son coup. Elle haussa un sourcil et le détailla rapidement, lui trouvant soudain quelque chose de familier. Ce ne fut que lorsqu’elle fut suffisamment près qu’elle le reconnu : il s’agissait du garçon qu’elle avait vu au théâtre, le jour où la ville avait eu à subir l’affrontement entre un archange et un Clover. Elle sourit un peu, agréablement étonnée.
Le voyant s’asseoir, elle le rejoignit calmement, se faisant la plus silencieuse possible, et une fois qu’elle fut debout derrière lui, elle lança tranquillement :

- Alors comme ça, on joue les petits garçons voyeurs ?

Elle pouffa de rire et haussa les épaules.

- On ne peut pas dire que c’est ça qui manque ici quand il commence à faire sombre. En revanche, ce qui est plus rare, c’est de voir des gens de votre âge aller et venir comme si de rien n’était.

Elle sourit. Elle n’avait pas eu l’occasion de parler avec lui lors de l’accident qui les avait coincés au théâtre, et elle s’était demandé après coup ce qu’il était devenu. Il n’était pas humain, ça, elle l’avait senti, mais elle ne s’était pas plus attardée sur la question à l’époque. Et maintenant qu’elle avait l’occasion de le faire, elle avait bien l’intention de jouer les curieuses et d’en apprendre un peu plus sur ce drôle de petit bonhomme aux airs faussement angéliques.

En-Zakel pouffa de rire en hochant la tête. Le petit garçon pas si petit que ça n’avait pas tort : l’expression de ce couple dérangé en pleine action devait être impayable. C’était exactement le genre de tour que la faucheuse aurait pu jouer elle aussi durant une petite phase de régression spontanée ; et puis, elle serait bien la dernière personne au monde à blâmer le jeune blondin pour une chose pareille.

- Je vous crois, ça devait être assez génial.

Elle lui rendit son sourire.

- Mais vous avez tous les droits, surtout celui d’aller où vous voulez.

Elle était bien placée pour le dire, elle qui avait tendance à vouloir mettre son nez partout, et surtout là où elle ne devrait pas. Mais quel mal y avait-il à se promener dehors, surtout par une nuit aussi douce et agréable que celle-ci ?
Contournant le banc, elle alla s’asseoir à côté de son interlocuteur, croisa les jambes et posa les mains sur sa cuisse. Elle sourit tranquillement en l’entendant et secoua la tête, se remémorant de leur mésaventure au théâtre par la même occasion. En y repensant, elle se disait qu’ils avaient été bien plus chanceux que d’autres. Même enfermés dans une salle sombre, même en ayant à affronter les spectateurs terrorisés, même en devant s’occuper des éboulements qui menaçaient de faire s’écrouler le bâtiment et les ensevelir sous les décombres, ils n’avaient pas subi de pertes, à l’exception d’un malheureux acteur qu’un projecteur avait tué sur le coup en tombant.

- Ne me remerciez pas. Je n’allais pas vous laisser coincé – et puis, le temps que les secours arrivent pour vous sortir de là, vous aviez le temps de creuser un tunnel jusqu’à la sortie.

Riant doucement à sa nouvelle question, elle tourna la tête vers lui.

- Mon vrai nom ou celui sur mes papiers ?

Elle sourit et repoussa une longue mèche de cheveux blancs derrière son épaule.

- Je m’appelle En-Zakel, mais me connait comme étant Elza Nerys, qui est un nom un peu plus discret.

Elle se tourna à nouveau vers lui, contente d’avoir quelqu’un à qui parler finalement.

- Et à qui ai-je l’honneur ?

Aldric repensait souvent à ce qui s'était passé au théâtre et surtout, il avait passé de longues nuits et de longues journées à tenter de trouver un moyen d'éviter un nouvel incident du genre. Hélas, certaines créatures étaient totalement imprévisibles et même avec tous les préparatifs du monde, quand quelque chose comme ça vous frappait, vous ne pouvez agir avant qu'il ne soit trop tard.
Mais surtout, il avait souvent repensé à cette femme toute blanche qui lui était venue en aide. Il s'était interrogé à son sujet, sur sa nature et tout le reste. Et puis, il la recroisait ici, totalement par hasard.

Du coup, il ne comptait pas la laisser partir si vite. Il voulait au moins savoir à qui il avait affaire. Rien d'anormal donc qu'il finisse par lui demander son nom. La réponse le laissa un instant perplexe. C'était un nom étrange dont il ne parvenait pas à déterminer l'origine. Qui diable était-elle ? Qu'était-elle ? D'où venait-elle ? Oui, elle avait réussi à piquer sa curiosité et il comptait bien la satisfaire.

"C'est de quelle origine ?"

Il sourit, puis finit par tendre la main à la jeune femme.

"Aldric, enchanté ! Vous pouvez m'appeler Al, si vous le voulez."

Il était évident qu'il ne lui donnerait que son prénom. Ou alors, il serait obligé d'inventer un nom.
Il se remit à balancer des pieds tout en observant le ciel. Il n'y avait pas à dire, il avait vraiment l'air d'un gamin totalement adorable et innocent comme ça.

"Vous vous y connaissez en astronomie ?"

Une question tout à fait banale, mais il fallait bien commencer quelque part avant d'en venir aux sujets plus sérieux. Comme...qui était vraiment cette femme ! Elle avait l'air gentille, mais Aldric était bien placé pour savoir qu'il ne fallait pas se fier aux apparences.

"Vous êtes du coin ?"

Ouais et sinon...t'habites encore chez tes parents ? /sbaff/

Depuis l’incident au théâtre, la jeune femme s’était régulièrement demandé qui était le petit garçon pas si petit qu’elle avait aidé, et ce qu’il était devenu. Il fallait dire aussi qu’En-Zakel avait un peu tendance à s’attacher aux enfants, surtout quand ils avaient quelques ressemblances avec son fils. En l’occurrence, le visage angélique et les cheveux très blonds de son compagnon d’infortune faisaient partie de ces points communs.

Le fait qu’ils se retrouvent ainsi, en tête à tête et purement par hasard, constituait une occasion trop belle pour la laisser passer. Elle se doutait un peu qu’il ne la laisserait pas partir comme ça, et c’était tout réciproque. Aussi répondit-elle à ses questions en souriant, en profitant pour poser les siennes.
Elle sourit et haussa les épaules.

- Ne vous embêtez pas à chercher, ça ne vient d’aucun pays que vous connaissez. Ça vient d’ailleurs.

Et quel ailleurs, ce monde des faucheurs caché loin, très loin entre les autres mondes. C’était un endroit dont elle se souvenait mal, mais les quelques images qu’elle en avait lui donnaient étrangement le mal du pays.
Elle sourit et serra la main qu’on lui tendit.

- Enchantée, Aldric.

Elle allait enfin pouvoir associer un nom à ce visage, ce qui n’était pas pour lui déplaire.
Levant la tête vers le ciel, elle se prit à observer elle aussi les étoiles dont la lumière leur parvenait malgré la pollution lumineuse de la ville. La faucheuse sourit et haussa doucement les épaules.

- Un peu. Je suis très loin d’être une spécialiste, mais je m’y connais un peu.

Elle connaissait quelques constellations, le nom d’un certain nombre d’étoiles et de galaxies, elle avait lu des articles au sujet de planètes plus ou moins lointaines qui étaient susceptibles de porter la vie comme le faisait la Terre. La jeune femme aux yeux blancs espérait que ces hypothétiques espèces extraterrestres étaient plus pacifiques que les humains.
Et que les anges, bien entendu.
Elle rit doucement à la dernière question et secoua la tête.

- Pas vraiment. Disons que je viens de très loin, et que j’ai beaucoup voyagé.

Elle le regarda.

- Et vous ? Vous n’avez pas tout à fait le profil type d’un Japonais.

A elle maintenant de chercher à en savoir plus sur le petit blondin. Elle se retenait de le noyer de questions comme elle savait si bien le faire, préférant y aller petit à petit.
Enfin ça, ça ne vaudrait que jusqu’au moment où sa curiosité la pousserait à vouloir avoir très vite beaucoup de réponses.

Le fait que la jeune femme vouvoie Aldric était assez étonnant car personne ne le faisait, mis à part les quelques personnes de confiance au service du vampire. D'ordinaire, les gens avaient tendance à lui parler comme à un enfant, ce qui était parfaitement compréhensible au fond, étant donné qu'il en avait tout l'air. Toutefois, cette femme énigmatique avait peut-être vu en lui ce que justement les autres ne voyaient pas. Après, il restait à déterminer si c'était une bonne ou une mauvaise chose. Pour l'heure, il était simplement content de pouvoir avoir une conversation à peu près normale avec quelqu'un, sans avoir besoin de jouer la comédie. Ou presque pas.

Mais les habitants de cette ville ne jouaient-ils pas tous un peu la comédie ? Rares étaient les personnes qui montraient leur vrai visage en public. Chacun portait un masque invisible, histoire de cacher leurs secrets plus ou moins importants aux yeux de tous. Et Aldric n'y faisait pas exception. Ce soir, pourtant, il était prêt à se dévoiler un peu à cette femme. Rien qu'un peu. Il allait de soi qu'il ne lui dirait jamais qui il était vraiment. Toutefois, il se disait que si elle découvrait sa nature, ce ne serait finalement pas très grave. C'était étrange...il se sentait bizarrement proche d'elle, alors qu'il ne l'avait vue que lors de l'incident du théâtre. Il avait le sentiment de pouvoir lui faire confiance. Pourquoi ? D'où lui venait ce sentiment ? Il n'aurait su le dire.

Le moins que l'ont pût dire, était qu'elle avait un nom peu commun. Elle lui confia d'ailleurs que ça ne venait d'aucun pays connu, mais que ça venait...d'ailleurs ? Serait-elle...un ange ? A vrai dire, vu son apparence, ça n'aurait pas du tout étonné Aldric. Toutefois, il savait déjà que ce n'était pas ça. Il avait croisé des anges au cours de son existence et cette femme ne dégageait rien de similaire. Il aurait très bien pu lui demander ce qu'elle était de but en blanc, mais ce n'était pas son genre.

Il lui avait demandé si elle s'y connaissait en astronomie, histoire de parler. Lui-même s'y était intéressé fut un temps et il s'y connaissait pas mal. Toutefois, il n'avait pas l'intention de faire une démonstration de son savoir ici.
Et encore une fois, elle éluda quelque peu la question du blond. A savoir d'où elle venait. Avant de la lui retourner. Évidemment.

"Vous avez raison. Je suis français, à la base."

Il n'avait aucune raison de cacher ce fait. Et puis, les étrangers au Japon, ça n'avait plus rien d'étonnant à cette époque. Il espérait seulement ne pas devoir lui raconter l'histoire de sa vie qui avait très mal démarré. Bah, même si elle lui posait la question, rien ne l'obligerait à y répondre.

"C'est étonnant. Vous ne me traitez pas comme un gamin. Que voyez-vous donc en me regardant ?"

En voilà une bien étrange question. Mais mieux valait ne pas chercher à comprendre. C'était Aldric, tout simplement. Aldric et sa curiosité.

En-Zakel était quelqu’un d’assez solitaire, et qui, paradoxalement, souffrait de sa solitude. Ses amis se comptaient sur les doigts d’une main, et elle n’avait pas souvent l’habitude d’aller d’elle-même vers les gens. Depuis que Sundance était mort, la seule personne avec laquelle elle pouvait avoir un semblant de conversation était son reflet dans la glace. Sauf que ça ne remplaçait pas un véritable interlocuteur. Aussi appréciait-elle d’autant plus cette rencontre tout à fait fortuite avec le jeune blondin dont elle avait enfin appris le nom. Le dialogue était détendu et intéressant, et elle espérait bien qu’il continue sur cette lancée.

Les questions qu’ils se posaient l’un à l’autre étaient encore très soft. D’ordinaire, la faucheuse était une sale curieuse qui adorait fouiner et en apprendre le plus possible sur les gens, voire à les bousculer un peu pour obtenir des réponses. En l’occurrence, elle n’avait pas du tout envie de se fâcher avec Aldric ou laisser échapper une parole malheureuse qui l’aurait débouté. Aussi se contenait-elle pour le moment et se contentait-elle de questions qui n’étaient pas trop inquisitrices. Elle sentait que son vis-à-vis se retenait également, et la jeune femme se demandait à quel moment ils cèderaient chacun à leur envie d’en savoir plus sur l’autre.
Elle sourit à la réponse qu’il lui donna et hocha la tête.

- Je vois que vous aussi, vous venez de loin. Qu’est-ce qui vous a attiré à Naniwa ?

On aurait pu croire que les gens, quelle que soit leur nature, auraient eu tendance à éviter l’endroit comme la peste quand on savait que les anges planaient perpétuellement au-dessus de la mégalopole. Or, elle était devenue la plus grande ville du monde, ce qui était quelque peu surprenant. Et chacun avait une bonne raison d’y être plutôt que n’importe où ailleurs dans ce monde dévasté.
La question suivant la pris un peu de court. Entre autres parce qu’elle ne se l’était jamais posée. Que voyait-elle en le regardant ? Elle sourit un peu et se tourna vers lui.

- Ce que je vois, en vous regardant, c’est un garçonnet blond d’une douzaine d’années qui a tendance à se mettre dans de sacrées situations, d’après le peu que j’en ai vu. Ce que je ressens, en revanche, est assez différent.

La faucheuse avait tendance à aimer jouer avec les mots – un vice qu’elle avait volontiers exploité au fil des ans. Et il est vrai qu’elle ne voyait rien d’incroyable quand elle fixait le garçon. Cependant, et comme beaucoup d’autres, il était difficile de la tromper sur la véritable nature des gens sur lesquels se posaient ses yeux blancs.

- Je vous sens bien plus vieux que vous n’en avez l’air. Et je pense que vous avez vécu beaucoup de choses également. Vous ne vous comporteriez pas comme ça sinon – à part le côté petit gamin qui fouille dans les fourrés, mais on s’occupe comme on peut.

Elle sourit et haussa un peu les épaules.

- Mais après, je peux me tromper.

Elle acceptait tout à fait de faire des erreurs, du moment que quelqu’un était là pour lui montrer la vérité en la corrigeant.

Lorsqu'on avait la chance ou le malheur de naître autre chose qu'un humain, on se retrouvait parfois affligé d'une longévité ridicule. On se retrouvait condamné à voir passer les siècles sans que le Temps ne parvienne à éroder le corps qui était le nôtre, ou si peu qu'il fallait attendre parfois plusieurs décennies avant de voir apparaître les premières rides ou les premiers cheveux blancs.
En-Zakel était bloquée pour de bon dans un corps qui, en apparence, avait entre vingt-cinq et vingt-huit ans. Mentalement, c'était une toute autre affaire. Toute amnésique qu'elle était, elle avait malgré tout bien vécu, et elle avait gardé beaucoup de réflexes et d'habitudes de cette existence dont elle ne se souvenait pas. Elle avait, entre autres, une notion bien particulière de l'ennui. On aurait pu croire qu'une créature aussi vieille aurait un peu de patience, mais il n'en était rien. La jeune femme avait l’impression d’avoir tout vu, tout entendu, tout fait, et même s’il lui restait beaucoup de choses à redécouvrir depuis qu’elle était revenue à la vie, il lui semblait que les choses se ressemblaient beaucoup. Aussi cherchait-elle constamment un moyen de pimenter un peu son quotidien.
Elle ne savait pas quel âge avait Aldric, mais elle se doutait que ça ne devait pas être bien différent pour lui. La seule différence étant qu’il était coincé pour de bon dans le corps d’un enfant alors qu’il avait l’esprit d’un adulte depuis bien longtemps. Ses activités s’en trouvaient forcément réduites et l’ennui devait s’être fait une place de choix dans sa vie. Aussi la remarque du petit garçon plus si petit que ça la fit-elle sourire.

- Je m’en doute bien, répondit-elle. Ca serait lassant à la longue.

Elle sourit et soutint son regard, profitant de ses yeux vides pour le détailler un peu mieux sans en avoir l’air. Il avait quelque chose d’angélique avec ses cheveux blonds, son visage aux traits fins et ses yeux clairs, mais la faucheuse sentait très bien qu’il n’avait rien de ces créatures divinement insupportables. Elle le vit fixer ses pieds et la phrase qu’il prononça la pris de court. Au-delà de ne pas l’avoir prévue, elle lui rappelait furieusement qu’elle aussi faisait semblant, s’amusant depuis des années à jouer un jeu dont elle perdait souvent les règles de vue. Elle aussi portait un masque, qu’il soit physique lorsqu’elle devait cacher ses yeux aussi blancs que ses cheveux, ou moral lorsqu’elle se dissimulait derrière une attitude et des paroles pour se donner l’air plus assurée, plus cynique, plus mesquine qu’elle ne l’était en réalité. Elle balançait à la face du monde une personnalité acide et moqueuse qui, au final, ne servait qu’à l’isoler un peu plus des autres. Le jeu d’Aldric n’avait sans doute pas les mêmes règles que le sien, mais elle ne doutât pas un instant que lui aussi finissait par en souffrir.
La jeune femme hocha doucement la tête.

- Croyez-moi lorsque je vous dis que je vous comprends.

Elle se mit à fixer un point dans le vide droit devant elle ; elle ne vit pas le jeune garçon se pencher vers elle. La dame en blanc cligna des yeux et haussa lentement les sourcils. Elle n’avait pas eu ce genre de contact depuis très longtemps, et le seul dont elle se rappelait nettement, c’était celui qu’elle avait eu avec son fils lorsque, physiquement, il avait le même âge que son compagnon d’infortune.
Elle déglutit un peu, la gorge nouée par le souvenir. Et puis, doucement, presque comme si elle avait eu peur de le casser ou le faire fuir, elle passa un bras autour des épaules d’Aldric et le serra un peu contre elle, gentiment, étonnamment maternelle dans ses gestes.
Elle eut un léger sourire.

- Nous voilà bien beaux … deux grands solitaires qui se retrouvent sous un banc au clair de lune. C’est plutôt joli, comme tableau. Cliché, mais joli.

Elle ferma les yeux et soupira, appréciant la présence et le contact du garçonnet, son éternelle solitude pour une fois un peu apaisée.

- Et puis, finalement, ce n’est pas si mal, un peu de compagnie …

En-Zakel en profiterait tant que le moment durerait. Elle ne savait pas quand il aurait l’occasion de se reproduire, ni même s’il se reproduirait tout court. Alors elle se contentait de ce qu’elle avait, pour une fois, et elle n’était pas mécontente d’avoir fait cette rencontre ce soir, en fin de compte.

Aldric aimait bien cette femme. Certes, il ignorait encore presque tout d'elle, mais au fond, ça n'avait pas grande importance. Ils avaient traversé un moment difficile ensemble, elle lui avait sauvé la vie, au risque de se dévoiler à tout le monde alors qu'elle ne le connaissait même pas. Et ça, ça ne s'oubliait pas. Il avait une dette envers elle, une dette qu'il comptait bien repayer un jour. Oui, un jour, il trouverait comment lui rendre la pareille. Car étrangement, il avait envie de la revoir après cette nuit. Il voulait apprendre à la connaître, passer de bons moments avec elle, échanger leurs points de vue, leurs expériences...car elle avait assurément vécu plus de choses que lui. Du moins, était-ce l'impression qu'il avait lorsqu'il la regardait.

Aldric était peut-être vieux aux yeux d'un humain, mais pour un vampire, il ne l'était pas tant que ça, au fond. Certes, il avait réussi à se créer un petit empire, à se hisser en-haut de l'échelle sociale et à gravir les échelons jusqu'à devenir un personnage important dans le monde des humains. Mais ça, personne ne le savait, à part un seul homme. Le blond émit un petit soupir, sa tête à présent posée contre l'épaule de la jeune femme. Ils se ressemblaient, au final. Dans leur solitude, dans leur besoin d'avoir de la compagnie de temps à autre. Et ils se comprenaient dans un sens. Il eut alors une pensée assez insensée, surtout quand on considérait le fait qu'il ne savait absolument rien d'elle hormis son nom et le fait qu'elle n'était pas humaine.

"J'ai envie de garder contact avec vous."

Il releva la tête et plongea son regard dans le sien. C'était assez perturbant, en fait. Comme quand on parlait à un aveugle. Sauf qu'elle n'était pas aveugle.

"J'ai envie de vous connaître."

Il esquissa un petit sourire, alors qu'en même temps, une petite voix dans sa tête lui disait qu'il était peut-être en train de faire une grosse erreur. Et puis quoi ? Qu'avait-il à perdre, au juste ? Il voyait mal cette femme tenter de le tuer ou de détruire sa vie ou un truc du genre. Et quand bien même. Il avait l'éternité devant lui et pourrait toujours se reconstruire. Même si ça le ferait quand même bien chier.

"Et si on se tutoyait ?"

Ce serait déjà un petit rapprochement. Il ignorait pourquoi il tenait tant à la connaître davantage, voire à entamer une certaine relation avec elle, mais le fait était là. Bien sûr, il ne savait pas s'il pouvait lui faire confiance, il en savait encore trop peu sur elle pour pouvoir en juger, mais disons que ça semblait être en bonne voie.

"Je n'ai pas de famille. Et parfois, je me sens vraiment seul."

Il avait failli ajouter "et je n'ai pas d'héritier." Mais il s'en abstint. Il en aurait trop dit pour ce premier entretien. De toute façon, même s'il n'avait pas eu l'apparence d'un gamin, il n'aurait pas pu avoir d'héritier, du moins de façon conventionnelle. Les vampires, ça n'avait pas d'enfants. Il ne savait même pas pourquoi il pensait à ça.

"La vie est étrange, parfois. Le monde est étrange et fascinant. On pense avoir tout vu et l'instant d'après, on découvre quelque chose dont on ne soupçonnait même pas l'existence."

Là, il commençait à partir loin, voire à divaguer un peu. Peu importe.

En-Zakel profitait de la présence d’Aldric à ses côtés, appréciant le contact et le fait que le faussement petit garçon ait été si spontané dans son geste. Elle ne se souvenait plus de la dernière fois où elle avait été dans une situation similaire. Ca remontait sûrement à beaucoup plus longtemps qu’elle ne l’imaginait, ou bien beaucoup moins ; après tout, les dates ne voulaient plus rien dire lorsque l’on ne se rappelait de rien. La seule chose dont elle était sûre, c’est que le jeune blondin arrivait à apaiser un peu la solitude qui l’étreignait en temps normal, et rien que pour ça, elle lui était profondément reconnaissante. Elle espérait que, si elle devait se lier d’amitié avec lui, il ne disparaîtrait pas comme ceux avec lesquels elle avait essayé de tisser des liens ; qu’ils soient partis sans un mot ou qu’ils se soient fait tuer, elle n’avait, finalement, plus grand monde à qui parler.
Ce fut donc avec un étonnement doublé de joie sincère qu’elle accueillit la remarque d’Aldric. Haussant les sourcils sous la surprise, elle tourna la tête vers lui et soutint son regard. Elle n’avait plus l’habitude de ce genre de déclaration, aussi innocente soit-elle. Et elle était plus qu’heureuse qu’on la lui face. Ce fut en souriant qu’elle hocha la tête.

- C’est une envie réciproque.

Même s’il n’y avait plus d’autre rencontre au clair de lune, même si ce moment avait un petit quelque chose de spécial que leurs futures rendez-vous auraient bien du mal à reproduire sans que ça semble forcé, elle avait envie de revoir ce petit garçon pas si petit que ça qui la faisait se sentir à sa place pour la première fois depuis longtemps.
Elle sourit et hocha la tête une fois encore.

- C’est vrai que le vouvoiement finirait par faire un peu déplacé. Va pour le tutoiement dans ce cas.

Ce n’était pas grand’ chose, mais c’était déjà une manière de se rapprocher un peu. Au fil de leurs discussions et de leur relation, ils apprendraient sans aucun doute à mieux se connaitre. D’ici là, ils devraient s’ouvrir un peu l’un à l’autre, et la Faucheuse ne manquerait sans doute pas de le faire – il ne lui en fallait pas tant que ça pour se dévoiler davantage, finalement, et Aldric lui était suffisamment sympathique pour qu’elle veuille le faire de bon cœur. Et puis, le monde était plein de surprises : elle ne voyait pas pourquoi le garçon aux cheveux blonds n’en serait pas une bonne.
Elle l’écouta et eut un sourire un peu moins enjoué que les précédents.

- Nous sommes deux, dans ce cas.

Elle ne savait pas où étaient son compagnon et son fils, elle ne savait pas comment retourner dans la dimension qui était celle des faucheuses, elle ne savait pas ce qu’il était advenu des rares amis qui auraient pu lui rester, bref : elle aussi était seule. Les deux familles qu’elle avait eues n’existaient plus depuis longtemps, et elle ne savait pas ce qu’elle aurait pu faire pour les retrouver ou rentrer chez elle. Alors elle attendait que le temps passe, s’accrochant à des bribes de souvenirs et l’espoir qu’un jour elle pourrait enfin se souvenir de tout et retrouver ceux qui lui avaient été cher un jour ou l’autre dans cette vie dont elle ne se rappelait pas.

- Il faut bien que le monde nous divertisse un peu, répondit-elle en haussant les épaules. Il ne peut pas être que chaos et monotonie, ce serait trop facile.

Et surtout, l’équilibre très fragile de la balance universelle devait forcément trouver des moyens de compenser le scandale général qu’était devenu la Terre et ses magouilles. En-Zakel se demandait si les choses avaient toujours été aussi chaotiques ou si les anges avaient juste suffisamment fort pour changer le cours des évènements en leur faveur, quitte à sacrifier tout le reste tant que la sainte parole de leur couard de Père était respectée. Elle se força à très vite remiser ces réflexions, ne voulant pas se mettre bêtement de mauvaise humeur.

- Et puis bon, on n’arrive jamais vraiment à se lasser d’un coucher de soleil, même si c’est particulièrement cliché.

Elle sourit et pencha la tête sur le côté, ses longs cheveux blancs cascadant sur son épaule.

- Cela dit, j’ai l’impression qu’il y a suffisamment d’animation dans cette seule ville pour que tu aies ton lot de surprises pour une vie entière – enfin, une vie humaine en tout cas.

Elle le regarda.

- D’ailleurs, en parlant d’humains et de choses qui n’en sont pas, je n’arrive pas à mettre le doigt sur ce que tu es.

Quitte à alimenter la conversation, autant qu’ils commencent à faire des présentations un peu plus poussées.