Bosser, bosser et toujours bosser. Pas vraiment que Jia He aime beaucoup ça - il préférerai largement profiter de la chaleur et du soleil dehors, allongé dans l'herbe avec de la bonne musique dans les oreilles - mais il n'avait pas vraiment le choix. Il était travailleur et réaliste. Il savait parfaitement que s'il voulait obtenir son diplôme, c'était maintenant qu'il fallait se retrousser les manches.

Le chinois était loin d'être la seule personne à travailler silencieusement dans la fraîcheur climatisée de la bibliothèque. Mais celle-ci était tellement grande et vaste que la petite dizaine de personnes studieuses qu'ils étaient avaient l'impression d'être seuls au monde. En tout cas, c'était comme ça que se sentait Jia He. Posté avec son ordinateur et ses bouquins à une table postée juste à coté de la baie vitrée du premier étage, il lisait et tournait les pages, lunettes sur le nez, plongé dans sa lecture.

La rumination mentale a suscité toute une série de questions chez les psychologues. Comment se développe-t-elle ? Un événement traumatisant est-il nécessaire ou peut-elle surgir de façon endogène, sans raison apparente ? Peut-on contrôler son apparition ou survient-elle toujours à des moments impromptus ? Est-elle liée à certains troubles cliniques (troubles obsessionnels, dépression, stress posttraumatique) ou concerne-t-elle l'ensemble de la population ?

Il note quelques phrases sur son bloc-note et remplit un peu son document de traitement de texte sur le pc. Il va retourner à sa lecture quand il réalise que depuis tout à l'heure, le bruit dehors, qui n'était qu'un vague brouhaha lointain jusqu'à présent, semble se faire bien plus fort. Il jeta un œil... Ah, on dirait une sorte de rassemblement. Ba. Osef.

Le psychologue Mardi J. Horowitz, spécialiste des états de stress posttraumatique, a été l'un des premiers à s'intéresser à ces ruminations mentales. Des pensées « intrusives » se manifestent d'abord par le retour involontaire de souvenirs liés l'événement : la victime d'un accident ne cesse de revivre les mêmes scènes ? choc, blessés, vision du sang. Un autre signe marquant de cette rumination est justement la tentative de la personne pour repousser ces pensées.

...What ? De la musique maintenant ? Et super forte en plus. Bordel, qui est le con qui s'amuse à faire de la guitare électrique en bas de la bibliothèque ?

Pour M.J. Horowitz, ces pensées intrusives ne relèvent pas forcément de la pathologie, mais seraient plutôt nécessaires à l'équilibre psychologique de l'individu. Suite à un choc émotionnel intense, notre appareil mental met en place des réponses visant à une réadaptation à la vie normale. De ce point de vue, la répétition des ruminations s'expliquerait par... Par...

Merde.

— OH ! Y'EN A QUI BOSSE ICI. CA VA, ON VOUS DÉRANGE PAS ?

...Il n'a pas pu s'en empêcher. Graduellement de plus en plus agacé par le capharnaüm, il a ouvert la fenêtre sans réfléchir et a été obligé de hurler pour couvrir le bruit de la musique et se faire entendre. Jia He est une personne calme qui hausse rarement la voix. Mais là, entre le stress de son examen plus si lointain que ça et sa nuit blanche passée à cause de son travail, il n'est pas très jouasse.

Il faisait trop chaud pour travailler. Trop chaud pour penser ne serait-ce qu'une seule seconde à plancher sur un projet de dessin surréaliste, trop chaud pour vouloir prendre des photos au soleil, trop chaud pour rester enfermé entre quatre murs. Quand bien même l'atmosphère pouvait être plus fraîche à l'intérieur de l'université, Yuki voulait profiter du beau temps. Dehors. A l'ombre. Avec ses amis et sa guitare. Surtout sa guitare.

Yuki a écrit:

Message envoyé à Fireworks.
Rendez-vous à l'ombre, près du bâtiment de la bibliothèque. N'oubliez pas vos instruments et l'ampli ! :)

Il remit son portable dans sa poche sans attendre de réponse (qu'il savait de toute façon positive pour chacun) et récupéra les feuilles à moitié cartonnées qui s'étalaient en vrac sur la table, les rangeant avec précaution dans son sac. Il avait beau être victime d'une envie soudaine d'être à l'extérieur et de laisser tomber ses projets, ce n'était pas une raison pour les abîmer ! Sac sur une épaule, guitare dans la main, il quitta avec hâte la bibliothèque, lassé de cette atmosphère oppressante car trop studieuse.

Moins de cinq minutes plus tard, elle s'assit à l'ombre des grands arbres qui faisaient la fierté de l'université et sortit sa guitare de son étui avec une sorte de respect béat. Elle caressa les cordes avec déférence, un sourire extatique sur ses lèvres bleues. Assise en tailleur, adossée au tronc d'un immense cerisier, elle se sentait particulièrement bien. Entière.

Il fut vite rejoint par les autres membres de son groupe et tous s'installèrent en cercle, prêts à jouer. Ils adoraient se donner en spectacle en plein milieu du campus et même l'arrivée imminente des examens n'arrivait pas à réfréner leur enthousiasme. Ils s'étaient trouvés par la musique, restaient ensemble pour la musique et vivaient de la musique. Yuki fit glisser ses doigts sur les cordes et un son merveilleux sortit de l'ampli, faisant tourner les têtes des étudiants passagers.

Elle éclata de rire et leur fit un petit signe de la main, ravie. Bientôt, sa voix claire s'éleva, portée par les deux guitares et la basse, rythmée par un simple djembé en guise de percussions.

« This is the end ... »¹

Sa voix de soprano, sa fierté, qui portait en elle toute sa joie de vivre, son exubérance. Fireworks était sa deuxième famille, celle avec qui il vivait ses passions.

« Hold your breath and count to ten ... »

Le rassemblement autour d'eux s'élargit de plus en plus et Yuki se leva, esquissant quelques pas de danse en tenant fermement sa guitare, sans cesser de jouer. Elle aimait le côté vivant de la musique, les liens qu'elle créait entre les individus, la transe qu'elle entraînait parfois pour les plus assidus. La musique était son langage.

« Feel the earth move and then ... »

Ses cheveux bougeaient en cadence, il rayonnait de joie. Resplendissait d'allégresse. Comme si son être était fait pour chanter, jouer. Rien d'autre ne comptait que ces paroles, qui se déversaient de sa bouche aussi naturellement qu'il respirait.

« Hear my heart burst ag-- »
— OH ! Y'EN A QUI BOSSE ICI. ÇA VA, ON VOUS DÉRANGE PAS ?

La voix l'interrompit, brutale, violente. Elle leva les yeux vers celui qui venait de hurler si fort qu'il avait réussi à couvrir le bruit de la musique. Le groupe cessa brutalement de jouer et tout le monde, spectateurs comme musiciens, se retournèrent vers le rabat-joie. Elle fronça les sourcils, mécontente. Elle détestait être coupée dans son élan. Un sourire provocant et narquois étira ses lèvres. Elle parla assez fort pour qu'il l'entende.

« Personnellement, non. Vous pouvez continuez, ça va. »

Il éclata de rire et se détourna sans plus de respect. Il y avait d'autres manières bien plus polies de montrer son déplaisir et il avait en horreur qu'on lui hurle dessus. Il donnait déjà assez avec son père ! Si l'autre avait quelque chose à redire, il n'avait qu'à descendre.

« Reprenons ! »

Et elle se remit à jouer.


¹ Skyfall - Adèle

Si un regard suffisait pour tuer, l'andro et sa guitare ne seraient déjà plus de ce monde. Ou plutôt si, mais réduit à l'état de petit tas de cendres fumantes. Ou de compost. Oui, l'idée du compost n'est pas trop mal.

Jia He se fout royalement des rires moqueurs et des rictus que la foule lui balance. Ça lui passe à des kilomètres au-dessus de la tête. Mais que la tronche d'algues bleues se la joue provoque en le narguant avant de continuer à jouer, ça passe un tout petit peu moins bien. Sérieusement. Il n'avait pas dormi depuis deux putains de jours, il carburaient au café et au redbull, n'avait rien bouffé depuis ce matin, était tellement sur les nerfs que la moindre contrariété risquait de lui provoquer un craquage neuronal, et avait oublié jusqu'à l'existence même des mots "repos" et "amabilité". Autant dire que ce musicien du dimanche n'avait pas choisir son meilleur jour pour l'emmerder.

Le chinois aurait pu descendre, sortir de la bibliothèque, lui arracher de force l'instrument avant de sévèrement lui rentrer dans le lard. Mais si Jia He avait un petit faible pour la baston de rue, il préférait la déclencher à force de provocations lancées subtilement à son adversaire. Pas l'inverse. Il n'aimait pas porter le premier coup. Seul les crétins faisaient ça.
Alors il est raisonnable. Frustré, mais raisonnable. Il se contente d'un « Tch ! » rageur avant de simplement fermer la fenêtre et faire avec.

Et tenter de se concentrer comme il le peut pour son foutu exam.

•• deux semaines plus tard ••

— Athos ! Au pied !

Le chiot batifole un peu partout sur la pelouse. Il fallait bien qu'il profite. La maison de Jia He et Kousaku était petite, ils n'avaient même pas de jardin pour laisser l'animal s'ébattre en toute tranquillité. C'est bien pour ça que Jia He se permettait de l'amener sur le campus de temps en temps. Il prenait un livre, sa tablette tactile, se foutait son casque sur les oreilles avec le son à fond et profitait tranquillement du soleil assit contre un arbre pendant qu'Athos courait après des insectes et se faisait câliner par les étudiantes qui le trouvait « trop choupinoupinet kyaaaaaah. » Et cette après-midi ne dérogeait pas à la règle.

De temps en temps, il hèle un peu le chien pour qu'il ne s'éloigne pas trop, sans même prendre la peine de couper sa musique, avant de retourner à son bouquin. Il fait encore plus chaud que les jours précédents et le jeune homme bénit l'ombre du feuillage et la bouteille de thé glacé qu'il a avec lui.

Spoiler:

Des examens, encore. Elle avait l'impression que les deux dernières semaines n'avaient été consacrées qu'aux révisions, aux finitions des projets à rendre et elle n'avait pas eu un seul moment à elle. Il n'en pouvait plus, sa guitare lui manquait affreusement et la seule chose dont il rêvait, c'était de poser ses doigts sur les cordes afin de les faire vibrer. Elle voulait chanter, retrouver son groupe dispatché le temps des partiels, elle voulait faire ce pour quoi elle était faite : de la musique. Et s'il pouvait avoir un public, c'était encore mieux.

Les spectateurs, elle savait où les trouver. Les étudiants du campus étaient habitués aux frasques de Fireworks, à leurs concerts improvisés à l'ombre des arbres et surtout à leur chanteur si particulier. Déjà installée dans une zone où la fraîcheur restait agréable, Yuki observait les élèves. Parfois, il aimait prendre son temps, s'arrêter quelques secondes pour regarder les gens suivre leur route ou rebrousser chemin lorsque les difficultés devenaient insurmontables.

Elle n'avait jamais reculé, elle, car elle trouvait que c'était une preuve de lâcheté. Il avait la profonde conviction que les obstacles franchis rendaient plus forts, plus sûrs, plus confiants. Elle s'était toujours assumée, avait toujours bravé les regards moqueurs, les commérages méchants et injustes. Il était différent, et il le savait. Mais par la force des choses, elle était devenue une femme forte. Un homme décidé.

Un aboiement la sortit de ses pensées et elle redirigea ses yeux vers la forme poilue qui sautillait dans tous les sens. Il se leva, des étoiles dans les yeux, et s'approcha doucement. Le chien se laissa faire, sans doute habitué aux caresses, et elle posa sa main sur sa petite tête toute douce.

« Oooh, t'es vraiment trop mignon toi ! »

Il n'avait jamais eu d'animal de compagnie et il n'avait surtout jamais osé demander à son père. Peut-être que maintenant qu'elle vivait seule, elle pourrait adopter un petit chiot ou un chaton mais elle ne savait pas du tout comment s'en occuper. Et il se doutait qu'il n'y avait pas réellement de notice pour être un bon maître. Elle éclata de rire alors que la boule de poils lui léchait la main.

« T'as l'air joyeux, toi ! Comment tu t'appelles ? »

Il ne s'attendait pas vraiment à une réponse mais tout le monde parlait aux animaux, non ? Elle était sûre qu'elle avait vu plus d'une personne s'enthousiasmer devant un hamster !

« Où est ton maître, petit bout de chou ? »

Spoiler:

Ca peut surprendre venant d'un type comme lui, et ça peut surtout sonner très naïf et gamin, mais Athos c'était beaucoup de choses pour Jia He. Plus qu'un simple animal de compagnie qu'on se contente de nourrir et de toiletter, pour le grattouiller une fois de temps en temps.

Non, Athos, c'était un ami, un confident et un compagnon fidèle. Certes pas très bavard (sauf si on compte les jappements surexcités), mais les faits sont là. Sans compter qu'Athos n'était pas "le chien de Jia He et Kousaku" mais bel et bien "le chien de Jia He". Et ça, ça faisait beaucoup de choses. C'était Jia He qui avait tout payé concernant l'animal, avec les premières payes qu'il n'avait pas eu besoin de donner à Kousaku pour l'aider dans le faible budget du foyer familial. La première vraie chose de valeur élevée et impliquant des responsabilités qu'il s'était offert. Par lui-même et pour lui-même.

Aussi, on comprendra plutôt bien la micro-attaque cardiaque et le petit instant de panique qui l’envahissent lorsque, relevant le nez de son bouquin, il réalise que le chiot n'est plus à portée de vue.

Il retire vivement ses écouteurs et se redresse, cherchant frénétiquement, à droite, à gauche, derrière, partout où son regard peut se poser. Il appelle l'animal à plusieurs reprises, avec toujours un peu plus d'anxiété dans la voix. Heureusement, sa petite voix intérieure, pour une fois pleine de bon sens, réussit à le calmer, avec difficulté cependant, à coup de pensées censées et raisonnables. « Ne t’inquiète donc pas. Il ne doit pas être bien loin. Il doit s'amuser par ici. Les chances qu'il se soit enfuit ou qu'il lui soit arrivé quelque chose sont proche de zéro. »
Mais c'est plus fort que lui.

Il cherche et cherche. De façon peu convaincue et hésitante tout d'abord, sans trop oser s'éloigner de ses affaires. Puis il finit par tout ranger pèle-mêle dans son sac avant de le balancer sur son épaule et de chercher plus activement. Il fouille et pose des questions aux autres étudiants. Il regarde dans les coins un peu reculés. Et alors que l'angoisse grimpe de plus en plus, il entend l’aboiement salvateur.
Jia He laisse échapper un énorme soupir de soulagement et se dirige vers l'origine du bruit. Très vite, Athos lui est visible et le chinois se mets à trottiner vers lui sans faire attention à grand chose d'autre.

— Athos ! Bon sang, enfin je te trouve ! J'ai eu la trouille de ma vie ! Il prend l'animal dans ses bras, qui lui n'a pas l'air particulièrement perturbé. ...Soulagé de voir que c'était pas ton cas hein. Termine-t-il avec une expression à la fois déconfite et rassurée avant de se redresser dans le but de s'excuser auprès de l'autre personne présente. Sauf que l'étonnement le prend quand il reconnait énergumène.

On peut clairement lire un « Ah, c'est toi ? » presque déçu dans ses yeux surpris, mais Jia He tient tant à son chien qu'il fait fi du petit incident détestable qui lui revient en tête, et c'est avec une expression pacifiste qu'il tend sa main libre à l'autre.

— Désolé si Athos t'as embêté. Cette boule de poils peut vite devenir fatigante.

Et au concerné de bailler toute gueule béante en réponse à la pique de son maitre.

Un animal de compagnie, c'était une bonne idée. Un chien pour lui apprendre des tours, lui faire des câlins, un chien pour ne pas rester seul. Mais s'occuper d'un de ces meilleurs amis de l'homme, comme ils disaient tous, c'était beaucoup de travail. Beaucoup d'attention à donner. En avait-elle assez ? Il faudrait le sortir, le nourrir, ne le laisser seul que de temps en temps, jouer avec lui ... Finalement, ce n'était peut-être pas une si bonne idée. Il avait parfois déjà assez de mal à s'occuper de lui-même et il y avait tant de choses qu'il préférait faire, comme sortir avec ses amis ou jouer de la guitare.

Elle ne prêtait guère attention aux piaillements surexcités des filles qui passaient près d'eux, chuchotant tellement fort entre elles qu'elles faisaient profiter tout le campus. Yuki avait du mal à les supporter et il ne tolérait pas vraiment les cris suraigus en d'autres circonstances que celles de ses concerts, ou quand c'était lui la source des-dits cris. Elle aimait bien les entendre après une chanson finie, elle se sentait reconnue pour sa musique et son talent. Mais là ... Là, non. Alors il préférait faire abstraction.

Perdu dans ses pensées, elle avait plus ou moins cessé ses caresses et un joyeux aboiement la rappela à l'ordre. Il s'empressa de reprendre ce qu'il avait arrêté lorsqu'un jeune homme se précipita vers eux, ou plutôt, vers son chien. Royalement ignorée, Yuki en profita pour observer le propriétaire de l'adorable boule de poils et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il reconnut le rabat-joie de l'autre fois ! Elle pinça les lèvres mais s'abstint de tout commentaire. Ce n'était pas son genre, de commencer les hostilités.

Il fit même l'effort de lui serrer la main, alors qu'il détestait être interrompu pendant qu'il chantait. Et faisant appel à toute sa bonne humeur d'avoir pu faire des caresses à un animal tout à fait charmant, elle sourit.

« Pas de souci ! Il est vraiment mignon ! Tu l'as depuis longtemps ? Il a quel âge ? »

Il rit un peu, gêné de trop d'enthousiasme alors que quelques secondes plus tôt, il pestait encore contre le jeune homme.

« Euh, pardon pour toutes ces questions. Je ne voulais pas être indiscrète. » Puis : « Tu es en fac de quoi ? »

Autant repartir sur de bonnes bases et pour ça, quoi de mieux que discuter un peu ? Elle sourit aimablement.