Belaam déposa une pile de quelques magazines immobilier sur l'unique table de la chambre d'hôtel, chassant par la même occasion la poussière qui s'y était déposée.

-J'ai ramené de la lecture.

C'était sa façon à lui de dire qu'il en avait marre de traîner dans cet hôtel miteux et qu'il avait très envie que sa colocataire s'active un peu. Mais depuis les évènements qui s'étaient déroulé presque une semaine plus tôt, En-Zakel était aussi réactive qu'une feuille morte portée par le vent. Les épaules lourdes de chagrin et souffrant de l'impuissance dont elle avait fait preuve lorsque son meilleur ami était mort, la faucheuse semblait désormais se moquer de tout. Belaam voulait bien croire qu'elle soit triste (que c'est stupide vraiment de s'attacher à des gens), mais cela durait un peu trop à son goût et il tentait de la secouer le plus possible. Après tout, il avait encore besoin d'elle.

-J'ai demandé à l'agent immobilier, il m'a dit que l'appartement allait être refait, mais que ça allait prendre du temps. Ils ont même du déménager la famille du dessus et du dessous. Je doute que quelqu'un se précipite pour habiter là de toutes façons.

Il feuilleta l'une des revues, ses yeux parcourant rapidement les différentes annonces, ignorant la brûlure constante qui le forçait à cligner des paupières régulièrement. Le corps du junky commençait à fatiguer sévèrement. Il avait encore trois semaines, un mois tout au plus.

-Ah regarde, un appart' dans l'immeuble d'en face ! Deux chambres, un bureau, cuisine américaine équipée avec plaques à induction, salle de bain avec baignoire, si c'est pas beau ça !

Il reposa le magazine et soupira en s'approchant de la fenêtre.

-Et à mon avis, personne viendrait nous chercher dans l'immeuble d'en face. Quoi que... les angelots sont de vraies fouines...

Personne n'aurait pu juger de l'activité cérébrale du junky possédé à cet instant. Le regard dans le vague, c'était comme s'il se contentait de regarder les gens passer dans la rue à travers la couche de crasse recouvrant la fenêtre. Pourtant, il ne chômait pas. Inquiet de savoir si ce qui s'était passé à l'appartement de la faucheuse allait attirer l'attention sur lui, inquiet aussi de savoir combien de temps durerait encore cet humain affaibli qu'il habitait, inquiet enfin de voir ses grands projets avorter à cause d'En-Zakel et de cet enfoiré de Clint Eastwood. Le pire étant que c'était Belaam lui même qui l'avait incrusté dans leur vie. Oui, quelque part aussi le Démon culpabilisait d'avoir perdu ses moyens lors de la poussée des ailes de Blanchette. S'il avait un peu plus prit sur lui, rien de tout ça ne serait arrivé et ils siroteraient du jus de goyave en parlant de leur avenir.
Au loin les cloches d'une église sonnèrent les douze coups de midi. Belaam poussa un nouveau soupir et se détacha du spectacle de la rue pour venir se planter devant En-Zakel. Encore un matin pour rien. Mais celui-là serait le dernier, il allait s'en assurer.

Une semaine après les évènements qui avaient coûté la vie à Sundance et son appartement à En-Zakel, les choses n’avaient pas vraiment évolué pour elle. Elle se rappelait vaguement de Belaam la forçant à sortir de chez elle, la couvrant d’un vêtement pour dissimuler au mieux les grandes ailes qu’elle avait entre temps appris à rétracter à l’intérieur de ses chairs. Elle se rappelait aussi la course jusqu’à un petit hôtel miteux dans les bas quartiers de la ville, un établissement minable où on ne leur avait pas posé de question jusqu’à présent puisqu’ils avaient payé content. On les avait convoqués, elle et le démon, pour venir témoigner de ce qu’ils avaient vu ce soir-là et s’ils avaient quelque chose à déclarer à ce sujet. Ils s’en étaient tous les deux sortis sans trop de problème, et la Faucheuse avait pu retourner à son pseudo mutisme et ses noires pensées.

Très ironiquement, la jeune femme avait beaucoup de mal à faire son deuil. Pour une envoyée de la mort, la situation avait quelque chose de ridicule. Elle n’arrivait pas à lâcher prise, elle n’arrivait pas à accepter le fait que son ami – le seul qui s’était souvenu d’elle, le seul être qui l’avait connu dans sa vie précédente, avant qu’elle ne meure et n’oublie – soit parti pour de bon. Elle s’en voulait de n’avoir pu rien faire pour lui, d’être restée là bêtement alors qu’on lui faisait exploser le crâne. Elle s’en voulait aussi, même si elle ne l’avait vraiment pas voulu, de la sortie de ses ailes, qui les avait fait paniquer elle et Belaam, et qui avait poussé le junky possédé à appeler le cow-boy. Si ça n’était pas arrivé, si tout avait continué normalement, si personne n’était venu pour le tuer, si, si, si ... Beaucoup de « si » pour au final ne rien pouvoir changer à ce qu’il s’était passé. Le feu avait fini de consumer les restes de ce qui était arrivé ; et, comme son colocataire de fortune le lui annonça, elle ne pourrait pas retourner dans son appartement avant un bon moment. Encore eut-il fallu qu’elle veuille y retourner en premier lieu, ce qui était loin d’être le cas.
Assise sur le rebord de la fenêtre, elle leva vaguement les yeux vers le démon, puis attrapa l’un des magazines immobiliers qu’il avait ramené et fit mine de le feuilleter pour qu’il la laisse tranquille. Elle laissa échapper un soupir en l’entendant parler de cet appartement dans l’immeuble face à celui dans lequel elle avait vécu.

- Je ne veux pas ...

Avoir la vue de l’ancien appartement depuis ma fenêtre, acheva-t-elle mentalement, mais elle ne le formula pas à voix haute.

Elle regarda le démon lorsqu’il vint se planter devant elle. Il avait l’air plutôt agacé – et fatigué, lui aussi. Le corps de chair et de sang qu’il avait investi lors de son retour atteignait ses limites.
La jeune femme passa une main dans ses cheveux, remettant quelques mèches en place par la même occasion.

- Je suppose que c’est la seule offre un tant soit peu intéressante, hmm ?

Elle se laissa aller en arrière, s’appuyant contre le cadre de la fenêtre. La lumière du jour filtrait à travers la vitre sale, révélant la poussière en suspension dans la pièce qui se déposait doucement sur les meubles et les vêtements. La Faucheuse aussi avait l’air d’avoir pris la poussière.

Belaam avait bien vu deux ou trois autres offres dans le même ordre de prix que l'appartement dont il venait de parler, mais il préféra ne pas les mentionner. Il avait dans l'idée de remettre les choses en place autant que possible, de revenir là où lui et En-Zakel en étaient avant la poussée d'ailes de la faucheuse.
L'appartement qu'il venait de mentionner n'était pas seulement dans le même quartier que le précédent, il était aussi construit de manière très similaire. Il avait de grandes fenêtres qui laissaient la lumière du jour entrer dans le salon, et l'agencement des pièces était globalement le même. Belaam pensait qu'en remettant Blanchette dans un contexte familier elle finirait par reprendre son élan et repartir de plus belle dans ce qui avait été sa vie ces derniers mois.

-Ouais. Le reste est sans intérêt. Si j'appelle cet après midi on pourra peut être visiter demain. On fait comme ça, ok ?

C''était pas vraiment une question. C'était le Démon qui reprenait les choses en main. Sa propre situation physique ne lui laissant plus le luxe d'être délicat et patient avec la faucheuse, il fallait bien qu'il pousse cette dernière dans la bonne direction. Et puis un peu d'occupation ne ferait de mal ni à l'un, ni à l'autre. La poussière de cette chambre miteuse dans laquelle ils logeaient commençait à s'incruster dans les poumons du junky déjà mal en point.

-En attendant, il va falloir qu'on en parle un minimum tu sais. De ton pote mort là.

Armé de ses gros sabots, Belaam entra en plein dans le sujet sans prévenir, rivant son regard écarlate sur En-Zakel. Il avait les paupières gonflées et une conjonctivite particulièrement sévère, la faute de la poussière encore, mais il était capable d'en faire abstraction pour quelques jours encore.

-J'ai toujours pas bien comprit qui c'était pour toi, ce type qui a débarqué l'autre soir. Il était visiblement important, mais il ne l'est plus alors...

Là Belaam hésita. Son impatience le faisait devenir imprudent, il ne voulait pas se mettre la faucheuse à dos, elle était plus que capable de lui foutre une raclée même dans un tel état d'apathie. Ou pire, elle pourrait se lasser de cet importun démoniaque qui remuait le couteau dans la plaie dès qu'il en avait l'occasion. Pourtant cette fois là sa brutalité verbale n'était pas le fruit d'une volonté d'emmerder le monde, mais bel et bien de secouer sa colocataire.
Il prit une profonde inspiration et posa une main lourde de compassion exagérée sur l'épaule de Blanchette, histoire de bien lui montrer à quel point il comprenait sa situation, mais surtout à quel point il avait envie qu'elle en sorte. On pouvait presque l'entendre vociférer : bouge toi le cul Blanchette, t'es plus forte que ça.

En-Zakel s’étira un peu, réveillant ses muscles endoloris et rendus lourds par une semaine entière passée quasiment sans bouger. Il lui était même arrivé de s’endormir dans l’un des fauteuils miteux de la chambre d’hôtel lorsque le sommeil l’avait surprise avant qu’elle ne se traîne jusqu’au lit.
Elle ne s’en souvenait pas, mais ce n’était pas la première fois qu’elle réagissait aussi violemment à la disparition d’un proche. Du temps où elle était encore très impliquée chez les Faucheuses, elle avait eu le temps de tisser quelques liens plus forts que les autres. Une bonne partie de ces relations avait disparu, emportée par les batailles et le temps peu clément avec certaines d’entre elle. Chaque mort, chaque départ avait été très mal vécu par la Faucheuse blanche qui mettait généralement un moment à s’en remettre.
Cependant, désormais, elle ne pouvait plus se permettre de rester ainsi prostrée sans agir. Peut-être était-ce une réminiscence inconsciente de son passé, son instinct de survie qui parlait, ou tout simplement un sursaut de bon sens ; toujours est-il que la jeune femme était bien décidée à revenir dans la partie, et à passer sa colère et sa frustration autrement qu’en restant avachie à ruminer de noires pensées.

A la remarque de Belaam, elle répondit par un demi-sourire ironique.

- Non, je sais contenir mes urgences, contrairement à certains.

Réplique gratuite et pas forcément pertinente, mais elle n’avait pas mieux sous la main à ce moment-là. Visiblement, rester immobile avait également endormi son cerveau. Qu’à cela ne tienne : l’air frais lui ferait du bien. Se secouer lui ferait du bien. Ne pas se laisser de nouveau aller lui ferait le plus grand bien.
En soupirant un peu, elle regarda le démon s’étirer, entendant les articulations de son hôte craquer à chaque mouvement. Elle se demandait bien à quoi ressemblerait le pauvre malchanceux qu’il posséderait ensuite.
Elle secoua à la tête lorsqu’il reprit la parole.

- Si j’avale quoi que ce soit de solide maintenant, je vais le vomir dans deux secondes.

La demoiselle alla ensuite chausser la paire de sandales blanches qui allaient avec sa robe, et attendit le démon pour partir.

- Allez, on y va. On a trop pris la poussière, toi et moi.

Le simple fait de sortir de la chambre permettait à En-Zakel de sortir peu à peu de sa torpeur. Entendre les marches de bois grincer bruyamment sous ses pas, sentir l’odeur âcre et agressive de vieux désodorisant bon marché de l’entrée, percevoir les bruits de la ville autrement que par une fenêtre fermée et sale, tout cela faisait que, doucement, la Faucheuse reprenait vie.
Elle attendit Belaam devant la porte, le laissant téléphoné, et lorsqu’il revint vers elle, trop enjoué pour être honnête, elle haussa un sourcil à la remarque qu’il lança en souriant. La jeune femme plissa légèrement ses yeux dissimulés par une épaisse paire de lunettes de soleil, et une petite moue agacée passa furtivement sur les traits de son visage. Elle n’aimait pas spécialement que Belaam fasse des remarques concernant sa poitrine, pas du tout pour une question de pudeur mais parce que cela avait tendance à lui rappeler que quelques très longues années s’étaient écoulées depuis qu’elle avait pu être avec un homme, et qu’elle n’était pas la plus chaste et pure des glaneuses d’âmes – pas la plus chaste et pure tout court, en fait. Elle poussa un discret soupir avant de répondre.

- Je sais bien que tu les adores, mais ce n’est pas une raison pour vouloir les voir à la moindre occasion.

En riant un peu, elle se glissa à l’extérieur, inspirant presque avec délice l’air saturé de pollution. La rumeur de la ville frappa ses oreilles, l’enveloppa toute entière, et le souffle tiède de cette fin de matinée se glissa dans ses longs cheveux blancs ; le soleil la réveilla pour de bon et elle s’en alla presque gaiement en direction de l’une des zones les plus dangereuses de la capitale – si on ne savait pas prendre les chemins de traverse permettant d’arriver à destination sans trop d’encombres.
C’est ainsi qu’elle commença à se faufiler entre les immeubles délabrés et abandonnés, les bâtiments sales ou peu entretenus devenus les repaires de toute la vermine humaine qu’une métropole comme Naniwa pouvait générer.

Jetant un coup d’œil derrière elle, elle ne manqua pas de remarquer l’air contrit de Belaam et fronça légèrement les sourcils.

- Où est passé ton enthousiasme débordant tout à coup ?

Les changements d’humeurs du démon s’étaient faites plus fréquentes depuis quelques temps. Certes, elle ne l’avait pas vraiment aidé à réagir autrement durant la semaine passée, mais tout de même. Elle ne savait pas vraiment ce qui pouvait causer de tels revirements ; dans le doute, elle mit le tout sur l’état alarmant dans lequel se trouvait son hôte, et sur le fait qu’il n’avait pas encore récupéré assez de forces pour pouvoir se promener tout seul sans avoir à raser les murs de crainte d’être repéré.
Ne sachant trop quoi faire, En-Zakel lui pressa gentiment l’épaule, et continua sa route jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle cherchait : un bel entrepôt abandonné depuis un moment. Tournant la tête de droite et de gauche pour s’assurer que personne ne se trouvait aux alentours, elle avala la distance qui la séparait de sa destination en quelques pas pressés. En silence, elle fit apparaître sa grande faux et en saisit le manche de bois blanc d’une main ; de l’autre, elle poussa aussi doucement que possible les portes de fer rongées par la rouille, tout à coup aux aguets. Si quelque chose se cachait là dedans, mieux valait être prêt à répliquer rapidement. Se glissant dans l’entrepôt, arme à la main, elle avança à pas prudents, l’oreille dressée, ses yeux blancs scrutant les environs.
Lorsqu’il fut clair que le duo était les seuls occupants du lieu, la jeune femme se détendit. Sa faux s’évapora tandis que la dame blanche faisait signe à Belaam de fermer la porte. Elle leva la tête pour mieux regarder l’endroit. Il y avait une espèce de vieille plateforme surélevée et des containers poussiéreux sur lesquels elle pourrait grimper sans trop de problème. Hochant doucement la tête, elle continua d’observer leur environnement.

- Ca me paraît bien ici. C’est tranquille et pratique.

Ne restait plus qu’à se mettre au travail.
Tout à coup, la Faucheuse se sentit mal à l’aise. Elle avait, après tout, associé ses ailes à la mort de son meilleur ami. Alors, les sortir à nouveau et tenter de se rappeler comment s’en servir la tentait moyennement. Cela dit, elle ne pouvait plus reculer désormais ; et peut-être que son envol lui permettrait de se rappeler certaines choses.
Se raclant la gorge, la dame blanche dit tranquillement :

- Est-ce que tu peux rester aux fenêtres le temps qu’elles sortent ? Tu sais, pour faire le guet au cas où elles attirent quelque chose ...

Elle ne savait pas du tout si ses ailes pouvaient agir comme un signal invisible qui risquerait de les rendre visibles aux yeux des anges – ou d’autre chose, d’ailleurs. Dans le doute, mieux valait faire attention. Et, surtout, elle se sentait soudain étrangement pudique et gênée. Elle n’avait pas envie que Belaam voit ses ailes se déployer ; allez savoir pourquoi.
Ainsi, elle attendit qu’il eut le dos tourné pour fermer les yeux et se concentrer.

Allez, pensa-t-elle pour s’encourager, c’est simple. Il suffit de savoir où elles sont rangées ...

En-Zakel inspira doucement, longuement, cherchant ses ailes. Lorsqu’elle sentit un tiraillement violent au niveau de ses omoplates, elle focalisa toute son attention sur cette sensation, jusqu’à ce que quelque chose bouge sous sa peau. Alors, se forçant à contrôler leur vitesse, elle les laissa sortir. La jeune femme serra les mâchoires et les poings sous la douleur. Elle espérait sincèrement que ce n’était que passager, et qu’à force de les utiliser, leur sortie serait moins désagréable.
Lorsqu’elle sut que les grands membres de cuir et d’os blancs étaient dehors, elle se détendit et inspira doucement. Arrivant à les replier tant bien que mal tant qu’elle ne les utilisait pas, elle se tourna vers Belaam.

- Tu es sûr de vouloir rester là pour voir ça ? Ca risque d’être assez ennuyeux. Techniquement, je vais juste sauter et tomber jusqu’à ce que ça marche.

La Faucheuse écouta le démon, et un léger sourire en coin se peignit sur son visage. Des morceaux, il risquait d’y en avoir beaucoup à ramasser, parce qu’elle ne se souvenait foutrement pas de comment voler ; elle avait sûrement été la plus surprise de tous lorsqu’elle avait retrouvé ses ailes, alors de là à se rappeler comment les utiliser ... Mais elle finirait bien par y arriver, peu importe le temps que cela lui prendrait.
Elle n’avait pas vraiment le choix, de toute façon. Autant rentabiliser ces nouveaux atouts, en espérant qu’ils lui soient vraiment utiles un jour ou l’autre.

Bon ... y a plus qu’à, pensa-t-elle, l’envie de réapprendre à voler prenant peu à peu le pas sur l’appréhension.

Cherchant de droite et de gauche, elle aperçu une échelle blanche de poussière qu’elle ramassa et mis en place, calée entre deux caisses abandonnées là depuis les dieux seuls savaient quand, puis escalada les barreaux de métal froid jusqu’à se retrouver debout sur la plateforme. Jetant un coup d’œil en contrebas, elle se demanda un instant si elle n’aurait mieux fait de mettre quelque chose sur le sol pour amortir sa chute, avant de se dire que ça n’était pas si haut que ça et qu’elle était vraiment en train de se ramollir si elle avait peur de tomber de cette hauteur.
Reculant de quelques pas pour pouvoir prendre de l’élan, elle plia et déplia plusieurs fois ses ailes, comme pour mieux sentir chaque articulation, chaque nerf, chaque muscle de ces membres étranges qui jaillissaient de son dos.
Regardant devant elle, la jeune femme apprécia la distance qui la séparait du bord de son perchoir de fortune, se demandant si cela allait marcher.
Puis, avant que le doute ne se fasse trop présent et qu’elle ne décide finalement de rebrousser chemin, elle s’élança et se jeta dans le vide.


En-Zakel s’étala dans la poussière une nouvelle fois. Très agacée de ses échecs à répétition, elle frappa sur le sol un poing énervé. Le soleil s’était couché depuis un moment maintenant, et la pénombre du lieu l’énervait davantage.
Réapprendre à voler était comme apprendre à marcher : il fallait du temps, de l’entraînement et de la patience. Oui mais voilà : ces trois critères-là, la Faucheuse n’en possédait aucun. Elle ne pouvait pas passer un an à faire de nouveau connaissance avec ses ailes. Elle avait d’autres obligations qui ne lui permettraient pas de les sortir aussi souvent qu’il l’aurait fallu pour que les vieux réflexes reviennent suffisamment rapidement. Et surtout, rater encore et encore quelque chose qui, dans sa vie précédente, avait été un jeu d’enfant la mettait prodigieusement sur les nerfs.
Inspirant un grand coup pour se calmer, la dame en blanc remonta sur sa plateforme de décollage, indifférente aux bleus qu’elle avait récolté depuis le début de la session.
Secouant la tête, elle remit en place quelques longues mèches derrière ses oreilles.

C’est tellement frustrant ... Comment est-ce que je faisais, bon sang ? Comment est-ce que je volais ?

Elle aurait donné cher pour récupérer cette partie de sa mémoire. Mais son esprit n’était pas toujours coopératif de ce côté-là, et ce soir, elle devrait se débrouiller toute seule.
Par réflexe, elle porta la main au petit médaillon qu’elle portait autour du cou, et qu’elle avait réussi à sauver des cendres de son ancien appartement par elle ne savait quel miracle. Le métal avait noirci ça et là, mais les photos à l’intérieur étaient intactes. Le contact du collier contre la paume de sa main la calma un peu ; fermant les yeux, elle fit frémir les grandes ailes de cuir dans son dos.
Elle devait y arriver. Il fallait qu’elle y arrive.

- Aide-moi à me souvenir ... murmura-t-elle dans la langue des morts, à peine consciente de ses paroles. Rampa, rappelle-moi comment c’était ...

Ses ailes se mirent à papillonner doucement, tout doucement. Puis la jeune femme se mit à courir et se jeta à nouveau dans le vide. Seulement, cette fois, ses ailes obéirent à ses ordres et battirent avec virulence, soulevant des nuages de poussières tandis qu’elle serrait les dents et se forçait à atterrir en douceur. Elle sentait chauffer des muscles dont elle avait oublié l’existence, et chaque mouvement se répercutait dans tout son corps.
Il lui fallu trois bonnes secondes avant de réaliser que ses pieds ne touchaient pas terre. Rouvrant les yeux sous la surprise, elle regarda autour d’elle, fixant les grands morceaux de cuir blanc brassant furieusement l’air pour la maintenir en hauteur.
Un grand sourire se peignit sur son visage tandis qu’un sentiment de triomphe l’envahissait. Le plus dur était fait. Restait à peaufiner la chose désormais.
Donnant un grand coup d’ailes, En-Zakel s’éleva plus haut et se mit à voler dans l’entrepôt abandonné, faisant des ronds encore et encore jusqu’à ce qu’elle en ait le tournis. Elle se força à atterrir, presque à contrecœur, sautillant sur place en riant et en serrant des poings victorieux.

A peine ses pieds touchèrent-ils le sol que la Faucheuse voulu déjà repartir. Elle avait oublié la grisante sensation de liberté que lui procurait le vol. Plus de terre ferme pour la retenir, une toute nouvelle perspective sur les choses, et le ciel, si haut, qui devenait maintenant si proche.
Bien sûr, il était hors de question qu’elle use et abuse de ses ailes et se fasse ainsi bêtement repérer. Pourtant, l’envie de les déployer à nouveau et de s’envoler toujours plus loin ne la quittait plus, et ne la quitterait probablement pas avant un bout de temps.

Elle répondit aux applaudissements peu enthousiastes de Belaam par une petite révérence pas sérieuse pour deux sous. Il avait l’air de profondément s’ennuyer – ce qu’elle pouvait comprendre, quelque part. La regarder tomber encore et encore dans la poussière n’avait rien de spécialement passionnant, et elle se doutait qu’il n’avait pas spécialement trouvé quoi que ce soit de plus intéressant à faire aux environs de l’entrepôt. Son air blasé, son attitude désintéressée et la pénombre du lieu creusait encore plus les traits fatigués de son hôte, lui rappelant que ce corps qui partait en lambeaux avait grand besoin d’être remplacé.
Elle hocha la tête à la suggestion de son compagnon d’infortune.

- Fêter ça, quelle bonne idée. J’espère que c’est toi qui paye.

Elle rit un peu, cynique, et fit battre ses grandes ailes, les nettoyant rapidement de la saleté qui s’y était déposée avec ses chutes à répétition, avant de les rétracter et les cacher à nouveau. Les craquements qui accompagnèrent la manœuvre étaient à la hauteur des décharges désagréables qui filèrent droit dans son dos. La jeune femme se fit la réflexion qu’elle allait devoir les aérer dès que possible, sans quoi chaque sortie serait aussi pénible que celle qu’elle avait eu à subir plus tôt.
Une fois ses nouveaux membres dissimulés comme convenu, elle rejoignit le démon et marcha tranquillement à ses côtés, un léger sourire satisfait accroché aux lèvres sans qu’elle n’en ait réellement conscience. Elle se sentait étonnamment plus légère, et pour la première fois depuis une semaine, la mort de Sundance n’accaparait plus toutes ses pensées. Elle était toujours là, bien sûr, présente dans un coin de son esprit, mais ce qu’elle venait de réaliser avait au moins eu le mérite de lui changer les idées – chose dont elle avait énormément besoin.

Ils marchèrent ainsi quelques minutes encore, laps de temps durant lequel l’un comme l’autre ne parlèrent pratiquement pas. En-Zakel était de nouveau aux aguets, à guetter l’hypothétique arrivée d’un ange qui aurait compromis leurs plans. Elle ne craignait ni les dockers du coin, ni la fange et la vermine qui grouillait à Bay Area. La seule menace qu’elle redoutait viendrait d’au-dessus de leurs têtes.
Finalement, il ne se passa rien de notable pendant leur trajet. Ils se dirigèrent vers les quartiers plus animés de la zone, et jetèrent leur dévolu sur l’un des bars les plus animés.
La jeune femme ne se soucia absolument pas des sifflets et autres remarques plus ou moins décentes qu’elle pouvait entendre, et se contenta d’adresser son indifférence la plus froide à ceux qui l’apostrophaient.
Elle accompagna Belaam jusqu’au bar et s’y assis à côté de lui. Elle avait chaussé ses lunettes de soleil, ce qui lui donnait l’air ridicule en plein milieu de la nuit, mais cela avait au moins le mérite de cacher ses yeux blancs qui parcouraient la salle d’un air curieux.

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