1h du mat’
Bordel. Ce qu’il avait pu se faire chier ce soir !! Ça lui arrivait rarement, hein. Yellow n’était pas vraiment le genre de mec difficile à contenter. Quelques potes, un bar sympa, de la bonne bière…ça suffisait amplement à ce qu’il se paye une sacrée tranche de rigolade. Ça égayait la journée, ça faisait oublier qu’il allait falloir payer le loyer à la fin de la semaine, qu’il devait déboucher l’évier de la cuisine pour la septième fois dans le mois,…bref, les p’tits soucis de la vie en somme !
Mais cette nuit…ça avait été aussi animé qu’une mer d’huile, et le loubard s’était plus emmerdé qu’une carcasse de sardine échouée.

Remarquez…cela ne l’avait pas empêché de boire. Il s’était simplement retrouvé seul, sans personne en particulier pour lui tenir compagnie – à part les poivrots déjà tous accoudés au comptoir. Et puis après un nombre incalculable d’aller-retours entre son tabouret et les chiottes – rajoutez une inondation de ceux-ci à chaque fois -, il avait fini par se faire jeter dehors avec les trois autres paumés des lieux à qui il avait commencé à se chercher des noises.

En pleine déshydratation, avec un beau cocard et une soif qui lui semblait intarissable, sans eau et avec la seule envie stupide d’ingurgiter une énième bière, le poiscaille déambulait ainsi dans les rues de Naniwa. Il devait avoir quitté Bay Area – au vu de l’odeur un peu plus reniflable des environs – mais quant à savoir où il se trouvait exactement…c’était une toute autre histoire.
A cette heure-ci et dans son état, Yellow fonctionnait en fait un peu comme une luciole. Une bonne grosse luciole qui titubait de murs en poteaux et de poteaux en lampadaires, se trouvant aléatoirement attirée par les lueurs émises dans la nuit.

Et il est des lueurs qui vous captivent plus que d’autres. Comme par exemple celle des néons fluo d’une enseigne de fastfood. Ça clignote, ça s’agite. Et pour un mec bourré, ça donne aussi mal à la tête, mais ceci n’est qu’un détail parmi tant d’autres puisque, le mal de crâne, le pseudo lycan l’a déjà depuis belle lurette. Ou tout du moins, il l’a mais n’est plus tout à fait conscience de la douleur. Ça sera pire au réveil t’façon.

Bon et sinon, à votre avis, un mec bien éméché devant un truc susceptible de lui fournir à peu près tout ce dont il a besoin présentement, ça fait quoi ? Oui c’est con, nous sommes d’accord, mais ça a quand même la présence d’esprit d’y entrer.

Et c’est à partir de cet instant précis que vous pouvez vous mettre à plaindre le pauvre personnel encore présent.

« HOLA AMIGO ! Comme disent les poissons espagnols…vous servez encore ? MAIS BIEN SÛR QUE VOUS SERVEZ ENCORE ! Z’êtes des chics types ! Très chocs. Euh, très chics… »

Ça louche, c’est bruyant et ça renverse la moitié des chaises sur son passage parce que c’est incapable d’aligner un pied devant l’autre. Si seulement il avait pu trébucher, s’étaler contre le carrelage et s’endormir comme une loque ; sans doute ce qu’espérait la pauvre fille à sa caisse. Malheureusement pour elle, la bourré-attitude, ça connaissait notre cher Yellow et c’est sans – trop – d’encombre qu’il finit par réussir à s’agripper au guichet.

« J’veux euh. Un truc avec du poisson ! Là, ça là-bas. Et puis…….oh mais pardon, bonsouar mad.mad.madmadzelle ? Mag-, mad- ?…enfin bonsoir quoi ! Vous avez une très belle paire de…de d’oeils. Bleus. Ah non, i’ sont pas bleus…Haha ! »

A la proposition du fameux « super big fish », Yellow sembla entrer dans un état de réflexion intense et poussée à l’extrême, un peu comme si sa vie dépendait de la réponse qui allait sortir de sa bouche. Mais ça, c’était seulement en apparence puisque la triste explication à cet air, soudain si préoccupé, était qu’il tentait plutôt à ce que, justement, rien ne sorte de sa bouche… A croire que la traversée de la salle du fastfood avait eu plus de répercutions qu’il ne l’avait cru.
Au final, après quelques secondes d’une lutte acharnée contre son estomac malmené, le pseudo lycan laissa s’échapper d’entre ses dents pointues une éructation des plus sonores, et dont le parfum alcoolisé aurait presque pu rendre ivre quiconque aurait eu l’excellente idée d’en humer les effluves.

Cependant, peu - voire pas du tout - honteux de l’immondice produite, le requin soupira longuement, satisfait, avant de reporter son attention sur la charmante caissière.

« Ouai alors euh on disait… le super big fish. Ouai…OUAI !! C’est ça que je vais prendre ! » clama-t-il en abattant une de ses mains palmées sur le comptoir. « Et vous servez d’la bière ? Mettez m’en une. NAN, attend attend…deux. Deux c’est mieux. »

Oui, parce que monsieur gardait en tête sa satanée obsession. Comme s’il n’avait pas déjà assez bu au cours de la soirée… Mais gare à celui qui oserait lui faire la remarque. Yellow n’avait pas spécialement l’alcool mauvais, mais disons qu’il était alors plus enclin à se battre qu’à l’ordinaire. Une caractéristique qui lui valait souvent le privilège de se faire allonger au sol bien comme il faut. C’est ce qui arrive souvent quand les poings de l’adversaire s’abattent sur vous sans relâche et que les votre battent dans le vide à cause d’un sol pas palpable.

Ce fut quand sa peau commença à le tirailler et le démanger qu’il se rappela la nécessité de l’eau pour sa survie. Pas question d’annuler la précédente commande néanmoins.

« Eeeet…rajoute un grand verre d’eau ! » Puis après une courte pause, il s’accouda et fit signe à la belle black de s’approcher. « Hé, psst ! Comme y’a personne, choisit un truc, c’pour moi ! Comme ça on se fait un p’tit tête à tête…ensemble…à deux…tu vois quoi ?! »

Grand smile et drague poisseuse…

L'individu se mit à parler, mais la jeune fille était déjà loin,
« Ouai alors euh on disait… »
perdue dans ses pensées,
« ...OUAI !! C’est ça que je vais prendre ! »
s'imaginant exposer aux yeux du monde...
« Et vous servez d’la bière ? »
...un cas sans pareil...
« NAN, attend attend… »
Valider son année les mains dans les poches...
« deux. »
...avec les félicitations du jury...
« Deux c’est mieux. »
..Un poste dans une grande chaîne de télé peut-être ?
« Eeeet…rajoute un grand verre d’eau ! »

Oh mon dieu, oh mon dieu !! Arrêtez-moi si je me trompe mais…la nana en face de mister poiscaille…elle avait bel et bien accepté le tête à tête, n’est-ce pas ?!! Depuis quand draguer une fille de la façon la plus déplorable qui soit – et qui plus est lorsque l’on est bourré – apportait un résultat positif au juste ? Yellow n’avait jamais vu ça. D’ordinaire, au mieux il se serait pris un vent, une baffe, au pire un coup de pied dans les aigues marine qui lui servaient de bijoux de famille aquatiques. Mais recevoir un sourire et une réponse affirmative…même en étant bien imbibé, il avait conscience que cette suite d’évènements était relativement improbable.
Mais cela aurait été aussi crétin de fuir sous prétexte que la demoiselle ne réagissait pas comme les autres. Peut-être était-ce LA perle d’huître dans l’océan que représentait Naniwa après tout ?!! Alors il se contenta d’afficher un grand air niais et hocha la tête tandis que la caissière se détournait pour aller chercher la commande.

Aussi fier qu’un coq, il était en train de jeter un regard supérieur à l’adolescent qui avait cru bon de se lever pour venir à la rescousse de la belle africaine quand cette dernière revint enfin.
Sur le plateau se tenaient les trois canettes de bière, la boîte du sandwich et…rien d’autre ? Dans le cerveau du pseudo lycan, les rouages se mirent en marche. Il manquait quelque chose. Un truc primordial, il en était quasi sûr. Pourtant ça ne semblait pas vouloir lui revenir. Avec un regard de merlan fris posé sur la jeune femme, il s’empara du plateau, hésitant, puis…

« Le…c’est le…putain ! Le verre d’eau !! Vous avez OUBLIE le verre d’eau !!! » clama-t-il, scandalisé alors qu’il lâchait bêtement ce qu’il avait dans les mains.

Super big fish et canettes s’écrasèrent au sol avec fracas. Yellow en envoya valser une à l’autre bout de la pièce d’un léger coup de pied et retourna immédiatement à la charge, « menaçant » l’employée d’une de ses mains palmées.

« Il me faut de l’eau…DE.L’EAAAAAUUUU !!! »*

Se rendait-il compte que tout ce qu’il risquait de récolter à agir ainsi était de se retrouver en train de sécher tel un poisson échoué sur le banc d’une cellule de dégrisement ? Non, sans doute pas.


*Non, ceci n'est pas une référence à une pub P'tit Vitel des années 90. C'est faux.

Pendant un instant, les jérémiades de Yellow restèrent en suspend et le silence s’installa. D’un geste exagérément lent, il tourna la tête pour aviser la main qui s’était posée sur son épaule, la considéra pendant plusieurs longues secondes, puis releva enfin les yeux vers le propriétaire de celle-ci. Et il transpirait tellement la peur malgré ses airs de kéké et de fier défenseur que le requin ne put empêcher son plus beau sourire carnassier de s’installer sur ses lèvres.

« Un problème…blanc bec ? » finit-il par cracher, moqueur, tout en écartant la prise de l’autre d’un vague revers de main.

Bien campé sur ses deux pieds – ou du moins, du mieux qu’il le pouvait avec ses grammes d’alcool dans le sang – le poiscaille faisait à présent face au jeune homme qui allait regretter amèrement d’être intervenu dans la situation. Il s’approcha, d’un pas, jaugeant ce piètre adversaire, puis sans crier gare, lui décocha son poing en pleine figure.
Et heureusement qu’il s’était permis de prendre un temps d’avance parce que, beurré comme il l’était, il…manqua sa cible et s’écrasa à moitié sur l’adolescent, les faisant chuter tous les deux.

Grognements de mâles en rut, cris et frappes furent alors échangés au sol. Ils roulaient d’un côté pour repartir de l’autre de plus belle.
Et finalement, après avoir mordu le garçon au bras, ce fut l’homme poisson qui se releva vainqueur de ce match, laissant l’autre par terre en train de serrer son membre meurtri.

« Bie-bien fait pour ta tronche de boutonneux, gamin ! Haha, nan mais t’as cru pouvoir faire le poids ? Sans blaaa-… »

*BLAM*

Et des petits poissons volants se mirent à papillonner devant ses yeux juste avant qu’il ne s’écroule.

Soyons réalistes, des coups sur la tête, Yellow en avait déjà expérimenté des pas mal. De la simple beigne jusqu’au tabouret de bar, en passant par les classiques murs, rebords d’éviers et fonds de baignoires, l’homme-poisson était devenu avec le temps un grand accoutumé des bosses sur le crâne – et il fallait d’ailleurs peut-être y voir là une des causes à son manque flagrant de neurones…
En revanche, le coup de plateau de repas, on ne le lui avait encore jamais fait. Et, peut-être à cause du fait de la nouveauté de cette frappe – ou bien l’alcool aidant plutôt -, il n’avait pas lutté bien longtemps avant d’aller embrasser le carrelage crasseux du fastfood avec tout son amour.

Si cela n’avait ensuite tenu qu’à lui, le poiscaille serait volontiers resté ainsi, dans cette étreinte passionnée avec le sol, à des kilomètres de ce qui pouvait bien se passer autour de lui, souriant niaisement à on ne sait qui ou quoi dans son inconscience.
Le destin en décida cependant autrement, et c’est donc sans autre forme de procès que le pseudo lycanthrope se vit secoué tel un cocotier. Encore vaseux, il daigna ouvrir les yeux afin de fixer sa tortionnaire d’un air morne, avant de devenir aussi pâle qu’un poisson mort échoué sur la plage. Contenant difficilement un haut le cœur, Yellow se dégagea de la prise de la jeune femme – loin de lui l’envie d’étaler le contenu de son estomac à la vue de tous – et rampa à un petit mètre de là pour s’offrir une distance de sécurité.

« Nan mais… mais… ça… va pas dans ta t-tête ?! J’ai… De l’eau, putain. Il me faut de l’e-… » articula-t-il difficilement, l’esprit toujours embrumé par l’alcool et rendu à présent nauséeux à cause de son nouveau mal de crâne et de son réveil forcé. « At-tends. Les flics ? Les flics t’as dit ?! »

Le requin écarquilla un peu plus les yeux quand cette information lui parvint enfin et, réalisant ce que cela risquait d’impliquer pour lui qui était bleu (oui, c’est important de le noter), bourré et qui venait de se bastonner dans un lieu public, s’écrasa ventre à terre – genre pour éviter les tirs de balles, tu vois - et se mit à ramper en direction du comptoir.

« Héhé…co-comme dans les films d’action. Héhéhé… »

Déjà que d’ordinaire, il ne fallait pas demander à Yellow de réfléchir trop longtemps ni trop fort – on pourrait peut-être même s’arrêter à réfléchir tout court -, je pense que je n’ai pas besoin de vous faire un dessin pour vous expliquer ce qu’il advenait de la chose une fois qu’il était bourré. Un peu comme si des crevettes lui avaient fait, non pas un lavage de dent, mais plutôt un lavage de cerveau, et que du cerveau il ne restait dès lors plus grand-chose. De simplement un peu benêt, il en devenait alors complètement stupide, et surtout…affligeant.

Car oui, affligée était sans doute l’adjectif que l’on pouvait coller à la charmante employée du fastfood. Ou bien était-ce peut-être « en colère ». Ou « Franchement pas contente ». Mais au final, même de ça, le poiscaille n’en était pas bien sûr. Qui sait ? Peut-être lui prenait-elle la main et le tirait ainsi dans un subit élan d’amour ?!
Hmm… Ouai non, carrément pas. Oubliez. Parce que là, accroupie devant lui et affichant un visage pareil, ce n’était certainement pas une déclaration qu’elle était en train de lui faire... Quoiqu’elle lui parlait d’eau tout de même…et rien qu’à la mention de ce mot, le pseudo-lycanthrope jubilait. Oui. La jeune femme venait de prononcer le mot magique, sans doute le seul encore capable, vu son état, de susciter chez lui une réaction intéressée. Oui, il ferait tout ce qu’elle voudrait…

Passant mentalement la bague au doigt de son interlocutrice, Yellow hocha la tête pour signifier qu’il avait – plus ou moins – vaguement compris ce que la demoiselle disait, et avec force concentration, réussit à se redresser. Titubant, il suivit ensuite l’africaine qui le précédait de quelques pas.
Et lorsqu’ils prirent la sortie arrière, débouchant sur une ruelle où s’amassaient les poubelles, il demanda, bougon et d’une voix un peu trop forte pour des gens tentants de s’enfuir discrètement :

« Eeeet, elle est -. Elle est où mon eau ? »

Hm. Peut-être Neo aurait-elle dû se contenter de le traîner alors qu’il était inconscient, parce que là…ça semblait pas gagner…

L’agacement de Neo passa à vingt mille lieues – non pas sous les mers, mais – au-dessus de la tête du requin. Si quelqu’un doutait encore que Yellow ne puisse vraiment pas faire preuve d’une quelconque lueur d’intelligence au vu de la situation dans laquelle il se trouvait, il venait sans doute d’avoir la plus belle preuve du contraire…

Riant niaisement – il ne savait pas pourquoi, mais il trouvait tout ça particulièrement drôle à force -, il plaça un doigt sur ses lèvres et souffla un « Chhh-chuchuch !! » quand la jeune femme haussa le ton pour le réprimander. Décidemment, il n’y aurait rien à tirer du crétin palmé tant que celui-ci n’aurait pas dessaoulé…
Après quoi, sa comparse lui attrapa la main une seconde fois pour l’entraîner sans cérémonie dans la ruelle. Le pseudo-lycanthrope tourna la tête alors qu’ils s’éloignaient du fastfood. Le gyrophare de la voiture de police dansait silencieusement dans la nuit, de quoi ajouter à l’intensité du mal du crâne qui se pointait déjà chez le poiscaille.

« Wouh ! M-meilleure after e-.ever ! » baragouina-t-il en se remettant comme il faut pour suivre la brune.

Après tout, demain il aurait sans doute oublié la moitié de tout le bordel qu’il avait causé, alors autant s’en amuser tant qu’il le pouvait encore.

- END -