La journée avait très mal commencé. Et elle n’allait certainement pas se terminer sur une bonne note.
En-Zakel s’était levée de mauvaise humeur ; d’une humeur massacrante à vrai dire, si bien qu’elle n’avait pas dit le moindre mot à Belaam avant de partir de chez eux. Elle s’était rendue à son travail pratiquement en traînant les pieds, et ni ses collègues ni les fantômes de la morgue où elle officiait n’avaient osé venir la déranger, son air retors particulièrement efficace pour repousser les gens et tuer dans l’œuf toute tentative de dialogue qui l’aurait, de toute façon, énervée davantage. Elle n’avait aucune raison d’être en colère de cette façon : elle s’était juste levée du pied gauche, et tout autour d’elle l’horripilait à un point inimaginable.
Lorsque sa journée s’était terminée, elle avait jeté sa blouse de travail dans son casier, ramasser rapidement ses affaires et s’en était allée toujours sans avoir parlé.
Le soir tombait, mais elle ne se sentait pas de rentrer à l’appartement tout de suite. Elle avait besoin de se calmer un peu, quitte à faire trois fois le tour de la ville pour que ça marche, pour que ses petits nerfs fragiles daignent enfin se calmer.
Ce fut donc en tant que boule de nerfs ambulante que la Faucheuse s’enfonça dans les rues de Naniwa, évitant sciemment les avenues les plus fréquentées pour ne prendre que des chemins plus étroits, plus calmes et, bien souvent, plus dangereux. Plus elle marchait, plus la jeune femme se rendait compte qu’elle se dirigeait du côté de Bay Area.

Parfait, pensa-t-elle, comme ça, si quelqu’un me saute dessus, j’aurai toutes les raisons du monde de lui faire la peau.

Les odeurs âcres qui envahissaient les docks remontaient jusqu’à elle, et pourtant, elle était encore loin des quais. Sentant ses narines agressées, elle prit un nouveau virage et s’enfonça plus loin dans les dédales sales et malodorants de la zone dangereuse de la capitale. Le soleil était passé derrière l’horizon, et le ciel était désormais d’un violet sombre tirant sur le bleu presque noir de la nuit. Les étoiles ne brillaient pas encore ; et de toute façon, elles seraient difficilement visibles à travers la pollution lumineuse de la mégalopole.
Mais la Faucheuse avait d’autres choses en tête que les étoiles.
Ses pas l’avaient menée au milieu d’un parc mal entretenu, au sol de terre battue et jonché de détritus ça et là. Au milieu de ce décor tout sauf accueillant, elle avait soudain senti quelque chose. Quelque chose d’incroyablement détestable, qu’elle ne connaissait que trop bien, et qui la fit se figer sur place, yeux écarquillés et mâchoires crispées.
La jeune femme entendit les ailes battre avant d’entendre parler l’ange auquel elles appartenaient.

- Tu n’as rien à faire ici, Faucheuse. Tu déranges la Création de ta présence.

Une colère sourde, grondante, enfla dans son ventre et se propagea dans tout son être comme un poison. Le brasier de la haine s’alluma dans son esprit, la consumant toute entière. Ses yeux blancs brillèrent de rage, et la température chuta d’un coup, remplacé par la froideur de la Mort elle-même, Mort dont la dame en blanc était l’émissaire.

- Petit ...

Sa voix était rauque et grave, ses paroles prononcées difficilement à travers ses dents serrées. Le manche de sa faux apparu dans sa main droite, et elle referma la main dessus.

- Connard ...

La lame se matérialisa, aussi blanche que tout le reste, n’attendant plus que de trancher cet être insupportable qui avait dérangé sa propriétaire au plus mauvais moment.

- Trop zélé ...

Laissant échapper un grondement furieux, En-Zakel se retourna d’un coup et se jeta à la gorge de son adversaire. Ce dernier ne resta pas planté là sans rien faire et riposta, sûr de lui, certain de pouvoir abattre quelque chose qui n’était ni humain ni angélique, et qui par conséquent n’avait aucun lieu d’exister.


La bataille fut de courte durée, la Faucheuse blanche emportée par sa rage ne laissant aucun répit à l’ange qui, lors d’un trop bref moment d’inattention, laissa une ouverture à la jeune femme qui s’y engouffra. Elle le trancha en deux, sa faux le coupant de l’épaule à la hanche. A partir du moment où il tomba à terre, elle ne cessa de s’acharner sur lui, frappant encore et encore, inlassablement, jusqu’à ce qu’enfin la rage retombe, jusqu’à ce que passe la tempête.
Lorsqu’elle reprit ses esprits, elle était calme, et rouge du sang du mort qui, étendu à ses pieds, n’avait plus rien d’un tant soit peu humain dans la forme. Elle en avait fait un amas de chairs palpitantes et lacérées, le sang s’infiltrant dans le sol sec.
De grandes gerbes écarlates souillaient sa tenue et son visage, maculaient ses cheveux et s’infiltraient dans le col de son chemisier.
En soupirant, elle resta là à fixer le tas de viande qui avait été un ange, reprenant doucement son souffle.
Elle n’était pas encore consciente qu’il y avait eu un témoin à la scène, et que ledit témoin n’était pas loin du tout.

En-Zakel était à peine calmée par le meurtre qu'elle venait de commettre – car c'était un meurtre, on ne pouvait décrire ça autrement. Quantité de sensations fourmillaient dans son corps et sa tête, tête qui ne tarderait pas à la lancer avec une migraine à fendre une pierre en deux. Le manche de sa faux lui paru lourd dans sa main poisseuse de sang, les odeurs âcres des organes éclatés montant jusqu'à son nom, s'incrustant dans son cerveau, réveillant dans son esprit des souvenirs de bataille oubliés depuis longtemps.
Ce fut les lents applaudissements qui la firent revenir sur terre. Fronçant les sourcils, la jeune femme tourna la tête ; le personnage qui s'avançait vers elle était plutôt singulier, et trop peu effarouché par les chairs éparpillées sur le sol et l'état de la Faucheuse pour que ce soit normal. Elle le fixa de ses yeux blancs, impassible, de nouveaux aux aguets.

- Qui êtes-vous ?

Elle n'espérait pas spécialement de réponse à sa question, mais cela ne l'empêcha pas de la poser. Lorsque l'homme s'approcha et ramassa l'arme de l'ange mort, elle tendit sa faux vers lui, ses doigts resserrant sa prise sur le bois blanc. Elle cacha sa surprise et son incompréhension en le voyant jeter l'arme par-dessus son épaule, marmonnant plus pour lui que pour elle – d'ailleurs, il semblait déjà ne plus lui prêter attention. Ce comportement n'apaisa pas la méfiance de la jeune femme, au contraire : sachant encore moins à quoi s'attendre, la Faucheuse pleine de sang restait sur ses gardes ; qui sait sur quoi elle était encore tombé dans cette satanée ville.

- Trouver d'autres quoi ? Qu'est-ce que vous faites là ?

Une fois encore, elle ne s'attendait pas à ce qu'on lui réponde. La phrase suivante, prononcée dans un souffle, lui fit cependant un effet bien singulier. Penchant doucement la tête sur le côté, ses longs cheveux tombant sur son épaule, elle regarda faire l'homme en talons aiguilles lorsqu'il écrasa du pied l'un des restes de l'ange qui l'avait attaquée plus tôt. Une drôle de sensation de déjà-vu s'empara d'elle, la laissant perplexe.

Qu'est-ce que c'est que ça encore ? Pourquoi est-ce que j'ai cette impression tout à coup ? pensa-t-elle.

Lorsqu'on connaissait ses problèmes de mémoire – ou plutôt, à quel point il lui était difficile de la recouvrer autrement que par minuscules fragments – on pouvait se demander ce qui, chez cet homme, pouvait provoquer la résurgence d'une impression aussi forte. Oui, définitivement, il lui disait quelque chose. Mais où avait-elle bien pu le rencontrer ? Là était tout le mystère.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-elle une nouvelle fois, désireuse cependant d'obtenir une vraie réponse cette fois.

Il y avait quelque chose de tellement familier chez cet homme si bizarre que ça en devenait dérangeant. Quelque chose de très vieux aussi, et de puissant. Quelque chose qu'elle avait déjà vu, il y a longtemps.
En-Zakel pencha à nouveau la tête sur le côté. Elle avait l'air un animal sur le qui-vive tout en étant diablement curieuse. Elle ne comprenait pas, et au-delà de l'agacement, cela la troublait assez : qui pouvait bien être ce type pour qu'elle le connaisse sans arriver à lui redonner un nom ? Qui pouvait-il bien être aux yeux de l'univers pour qu'il soit ainsi universellement connu, et même reconnu par une vieille Faucheuse amnésique ?

En-Zakel plissa les yeux en voyant l’homme face à elle se mettre à sourire et inspirer comme s’il allait se mettre à déclamer des vers avec passion. Et pendant quelques secondes, elle eut peur d’avoir raison et de l’entendre pousser la chansonnette de manière tout à fait gratuite et pas forcément très à propos. Mais l’étrange personnage sembla se raviser avec un air boudeur et relativement déçu, au grand soulagement de la faucheuse qui n’était pas sûre d’avoir été en état de supporter ça nerveusement.
Cela dit, il était aussi bavard que la dame blanche l’avait cru, et elle haussa un sourcil lorsqu’il commença son étrange récit tout en rimes. Mais son expression changea bien vite, passant de l’agacement à la perplexité, puis à l’incrédulité pure et dure. L’histoire qu’il racontait, il n’était pas bien difficile de la reconnaître – pas à cette époque, pas après les anges.
Et puis, la demoiselle avait un passif assez particulier avec les démons ; alors, il lui était relativement difficile de ne pas comprendre qui se tenait devant elle. La confirmation qu’il lui donna après s’être incliné avec ironie paraissait même superflue tant son petit discours avait suffit à le présenter.

Lucifer … manquait plus que ça … Comment est-ce qu’il a fait pour se retrouver là ?

Les questions commençaient à se bousculer dans l’esprit de la jeune femme – et, surtout, l’espoir de pouvoir rouvrir les portes de l’Enfer et libérer les démons qui y étaient enfermés grandissait petit à petit en son cœur, et elle avait toutes les peines du monde à l’étouffer. Après tout, ce n’était pas parce que le roi infernal en personne se tenait devant elle que tout était gagné d’avance. Mais si elle pouvait aider à donner un coup de pouce à Sa Démoniaque Majesté, alors elle le ferait.
La jeune femme pencha légèrement la tête sur le côté. Alors comme ça, elle l’intriguait ? Tant mieux. Tant qu’elle parviendrait à garder son attention et son intérêt, elle serait aux premières loges pour l’aider dans son plan, peu importe ce qu’il avait prévu.

- Eh bien … si je m’attendais à vous voir, Lucifer …

Elle sourit très légèrement.

- Je m’appelle En-Zakel. Je suis une faucheuse.

Elle fit disparaître la grande faux blanche qu’elle tenait toujours dans sa main crispée et poisseuse de sang.

- Et si vous voulez tout savoir, je ne fais pas partie de vos ennemis. Au contraire : je serais absolument ravie de vous aider à narguer votre très cher Père une nouvelle fois.

Elle était absolument sincère : elle était prête à s’engager sans penser un instant aux conséquences d’une telle prise de position. Mais elle n’était pas prête de pardonner aux anges ni au grand manitou là-haut dans ses nuages ce qu’ils avaient fait de ce monde – ni ce qu’ils lui avaient fait à elle. Et si cela lui permettait de retrouver son mari et son fils, alors elle ferait ce qu’il fallait.
Elle avait trop attendu, elle était seule et inquiète depuis trop longtemps pour se dire que peut-être, juste peut-être, c’était une très mauvaise idée.
Mais En-Zakel était bornée au-delà de la raison, et lorsqu’elle avait une idée en tête, il était très difficile de l’en déloger, surtout si ses proches entraient dans l’équation.