Qui aurait imaginé qu’il finisse comme ça un jour ? Il avait pourtant suffit de bien peu de choses, quelques cailloux qui déclenchent l’avalanche, un énorme scandale et son nom en gras dans les journaux. Nikita était tombé sur plus malin que lui et avait admirablement su se le mettre à dos.

Grossière erreur.

Il avait chuté de son beau piédestal et n’avait pas su se relever ensuite. La suite s’était déroulée si facilement ! Interdiction d’exercer, multiples refus d’embauche, et puis une note bien salée à payer : c’avait été le début de la fin. La déchéance d’un homme, ce n’est jamais beau à voir et la sienne avait été particulièrement rude. Ces dix dernières années l’avaient transformé en moins que rien, un pauvre type aux poches trouées, errant dans la rue et vivant au jour le jour. A trop se comporter en salaud on finit par ne plus avoir personne quand on est dans le besoin. Triste constat. Et le pire, c’est qu’on ne pouvait même pas dire qu’il ne l’avait pas mérité.
Ah ça pour sûr, il était beau, cet ex-avocat bouffi d’arrogance ! Même sa fierté – pourtant considérable ! – avait été brisée, piétinée, mais il s’en foutait maintenant, parce que l’alcool était passé par-dessus. Pitoyable. On aurait eu peine à le reconnaître.

Une chose, n’avait pas changé. Une seule : sur un visage qui accusait les premiers signes de l’âge et de la vie misérable du pauvre clampin qu’il était devenu, ses yeux étaient toujours aussi verts, toujours aussi dérangeants lorsqu’ils vous fixaient. A la différence près que l’éclat qui les animait désormais n’était plus que rancœur.

En ce début de nuit, l’homme traînait dans les rues, la démarche mal assurée et une bouteille déjà bien entamée dans la main. La plupart des – rares – personnes qu’il croisait s’écartait de lui, probablement écœurée, mais sans doute aussi à cause de cette espèce d’aura animale, agressive, qu’il dégageait. Si au bout de toutes ces années l'abus l’alcool ne suscitait plus chez lui des transformations inopinées – à force d'excès son organisme avait fini par s'y faire, et tant pis pour son foie –, il n’en restait pas moins particulièrement hargneux quand il avait trop bu, et ça se sentait.
Une, pourtant, ne se poussa pas. Il ne se gêna pas pour la bousculer brutalement afin qu'elle dégage du passage vite et bien.

Lorelei marchait d’un pas lent dans les rues, observant en coin les passants qu’elle croisait, méfiante comme toujours. Dix bonnes années s’étaient écoulées et, légitimement, on aurait donc pu penser voir la jeune femme changée, peut-être adoucie avec le poids des années. Pourtant, tout semblait pareil. C’était la même crinière sanguine en bataille, les mêmes prunelles fauves, le même regard et rictus mauvais, agressif et défiant, le style toujours aussi débraillé, le même quartier sale, les ruelles sombres,… On serait revenu dans le passé que cela n’aurait pas enlevé grand-chose à la scène. A part les rides sur le visage peut-être…mais que voulez-vous ? Le coup de vieux, tout le monde finit par se le prendre en pleine figure.

La rouquine s’estimait néanmoins assez satisfaite de la vie qu’elle continuait de mener. Enfin, la raison pour laquelle elle ne s’en plaignait pas, c’était parce qu’elle était libre et que cette réalité avait bien failli lui passer sous le nez quelques années plus tôt. L’arrestation, les meurtres dont on l’avait accusé, le procès rondement mené par l’homme qu’elle exécrait le plus au monde à l’époque…elle se rappelait de tout dans les moindres détails.
En vérité, dire qu’absolument rien n’avait évolué dans la vie de la lycanthrope était un mensonge. Après avoir connu le risque de passer le reste de ses jours derrière les barreaux, la jeune femme s’était quelque peu calmée. Moins de bains de sang, moins de transformations…elle s’était un brin assagie. Les relations qu’elle entretenait avec certaines personnes avaient évolué, d’autres s’étaient éteintes. Comme celle qui la liait à son confrère félin justement. Ils s’étaient croisés parfois au détour d‘une rue, puis de moins en moins. Au final, la dernière « nouvelle » que Lorelei avait eue le concernant avait été grâce aux titres scandaleux des journaux.

Elle avait continué d’avancer tandis qu’elle se remémorait ces instants passés. Sur les trottoirs, les ivrognes et clochards se multipliaient. C’était le défilé des décadents, comme chaque soir. Toutefois, parmi cette ribambelle d’indigents, elle perçut sans mal l’aura et l’odeur d’un fauve avant de les associer rapidement à l’infecte (ex-)avocat. Le hasard faisait décidemment étrangement les choses.
Ses yeux eurent plus de difficultés à le trouver et mirent plus de temps à le reconnaître. Mais la vue des prunelles vert dollar lui permit d’identifier l’homme sans doute aucun. Alors un peu surprise, Lorelei se figea une seconde avant de bel et bien décider de rester planter sur le chemin. Après tout, la confrontation était routine entre eux dans le temps et on ne change pas les vieilles habitudes.
La violence dont fit preuve son vis-à-vis l’étonna un peu. Elle n’avait pas souvenir qu’il soit si robuste. Mais quoiqu’il en soit, une fois le choc de la bousculade passée, elle fit volteface et apostropha le brun qui l’avait dépassée sans la reconnaître.

« Eh ben Chaton ! Toujours aussi aimable et délicat…on ne salut même pas les anciennes connaissances ?! »

Et, l’air narquois qu’on lui connaissait si bien peint sur le visage, la lycanthrope attendit la réaction de son cher et tendre.

Robuste, oui… ça, c’était la cruelle ironie du sort. Nikita ne se tuait plus au travail, il avait tout le temps qu’il lui fallait pour ne rien faire de ses journées désormais alors, même s’il mangeait toujours aussi mal et avait des conditions de vie pitoyables, il y avait gagné de ce côté-là. La vie au grand air, tu t’adaptes ou tu crèves alors forcément, sa force s’était nettement accrue, même si pour un lycan de sa nature elle restait très modeste.
Mais… était-ce à qui la femme venait de décerner ce sobriquet ridicule ? Il remuait des souvenirs désagréables et sans trop savoir pourquoi, un sentiment assez diffus qui ressemblait un peu à… de la haine ? Il se figea net, il ne voulait pas se souvenir non, il n’avait pas la moindre envie de remuer le passé. Il ramena le goulot de la bouteille jusqu’à ses lèvre et envoya dans son gosier quelques gorgées de cet alcool dégueulasse à bas prix, avant de s’essuyer la bouche du revers de la main et, finalement, de se retourner vers celle qui venait de l’interpeller.

« Qu’est-ce que tu me veux ? » qu’il lui cracha à la figure sur un ton désagréable, peu désireux d’engager la conversation avec elle.
Son regard se planta sur elle, l’observant de pied en cap. Mouais, bof. Ce n’était pas vraiment son genre, il avait toujours préféré les femmes avec plus de formes et elle… elle en était loin. Sa crinière rousse lui évoquait vaguement quelqu’un mais de ça non plus il ne souhaitait pas se souvenir. Tout ce qui s’apparentait à son passé avait été refoulé loin, très loin dans son esprit, et il avait tout noyé dans la boisson.
Néanmoins, il n’était pas encore saoul au point de ne pas percevoir la nature féline de son interlocutrice improvisée, chose qui lui déplut instantanément : il n’aimait pas ses semblables, préférant le plus souvent les éviter, ou les chasser quand il se sentait d’humeur particulièrement noire.

« Oh et puis… nan, casse-toi, juste. J’sais même pas qui t’es. »

Là, encore quelque chose qui avait bien changé chez lui : sa manière de parler. Nikita semblait se cantonner au langage familier désormais et la vulgarité, auparavant si rare venant de lui, composait facilement 50% de son vocabulaire actuel.

Il puait l’alcool et la crasse à plein nez, Lorelei le sentait alors qu’elle se trouvait à une distance encore assez respectable de l’homme qui lui faisait à présent face. Pour le coup, le changement qui s’était opéré sur lui au cours de ces dix dernières années était flagrant comparé à celui de la lycanthrope. Même le langage, à l’origine si subtil, et les petites piques assassines semblaient avoir disparues. Tragique.
Et puis il ne la reconnaissait même pas ?! T-t-th, ça n’allait pas se passer comme ça ! Comme si elle allait partir aussi facilement en plus. Il avait vraiment zappé à qui il avait à faire…

« Eh ben putain…tu te rappelles même pas de moi qui t’aie pourtant offert ton plus somptueux lendemain de pleine lune ? Je suis vexée… »

Ce qui n’était pas totalement faux. Attendez ! On se décarcasse pour pourrir le quotidien des gens pendant un certain temps et, non, ils ne gardent aucun souvenir des déboires que vous leurs avez fait subir ?!! Avouez que c’est rageant…

La rouquine s’approcha ensuite, rapide et agile, pour ne pas laisser le temps au brun de se reculer trop tôt. Le nez plissé, un air répugné peint sur le visage, l’allemande s’empara du bout des doigts d’un pan du manteau miteux de son congénère, comme pour mieux détailler les guenilles qui l’habillait maintenant.

« Ce pas des ravages que l’alcool à fait de toi, c’est un champ de ruines, ma parole. J’aurai presque de la peine pour toi, c’est dire…. »

Et dans ses yeux fauves fixés dans ceux émeraude de son vis-à-vis brillaient le mépris et un brin de déception pour ce que ce crétin était devenu. Misérable.

Nikita avait sur le flanc une cicatrice, vieille d’une dizaine d’années maintenant. Les griffes de la lionne avaient marqué sa chair de quatre longues marques rosâtres et un peu boursouflées, et il ne suffisait que d’un seul coup d’œil là-dessus pour deviner à quel point la blessure à l’origine avait dû être profonde. Et elle aurait voulu qu’il oublie d’où il tenait ça ?
Alors, tandis qu’il assimilait les mots de la femme, il replaça un nom sur sa tête. Et son envie de la voir dégager ne fit que s’accroître davantage, en même temps qu’elle continuait sur sa lancée et exprimait ce qu’il lui inspirait à présent. Comme s’il n’était pas déjà au courant ! En être conscient était une chose, mais se l’entendre dire en était une autre bien différente, et qu’il était assez loin d’apprécier.
Sans crier gare, il tendit brusquement une main vers elle et l’attrapa au col, la forçant à se rapprocher un peu plus de lui. Pour tout imbibé qu’il était, sa prise restait malgré tout suffisamment ferme pour qu’elle ne puisse s’en dégager d’une simple secousse. Il se pencha vers elle et, reprenant la parole, lui souffla son haleine pestilentielle au visage.

« Tu crois que je ne le sais pas, ce que tu viens de dire ? Alors quoi, t’es contente, t’apprécies le spectacle peut-être ? »

Il la lâcha et la repoussa brutalement en arrière, puis réassura son équilibre instable en reculant d’un pas.

« A quoi tu joues, là ? Me dit pas qu’après tout ce temps, t’as trouvé personne d’autre à faire chier. »

Lui en tout cas, il n’avait pas envie de la côtoyer plus longtemps. Elle ne voulait pas partir ? Grand bien lui fasse. Lui en tout cas, rien ne l’empêcher de déserter cette ruelle. Il n’avait qu’à marcher un peu pour en trouver une autre toute aussi pourrie.

La réaction de son confrère ne s’était pas fait attendre. Lorelei n’avait pas vraiment fait dans la dentelle - comme à son habitude -, alors, impulsif et mauvais, il l’avait attrapée par le col, la forçant à se rapprocher encore un peu de lui et à subir son parfum plus qu’incommodant. Elle qui avait plutôt espéré lui faire sortir une de ces remarques désagréables dont lui seul avait le secret, fut un peu prise au dépourvu. Mais le sourire en coin qu’elle affichait ne disparu pas pour autant, même quand l’haleine chargée d’alcool l’attaqua violemment.

« Si j’apprécie… ? Oui et non… Avant tu pouvais te permettre d’être désagréable, tu avais la prestance qui compensait. Mais là…admet que c’est plus trop ça. Et puis t’es dev’nu un peu trop nerveux, mon minet. »

La rouquine remercia ses reflexes de félins lorsque le brun eut décidé qu’il en avait fini avec elle et qu’il la rejeta rudement en arrière. Il lui suffit de deux pas pour se réceptionner et une fois ceci fait, elle avança de nouveau, le regard déterminé et plein de défi.
Face à lui, c’était comme si ses instincts de fauve se réveillaient. Elle ressentait alors le besoin d’affirmer sa supériorité. Ça avait toujours été le cas, dès l’instant où ils s’étaient rencontrés en fait, mais ça l’était sans doute plus aujourd’hui encore alors que son congénère dégageait cette aura plus animale et sauvage qu’avant et qu’il venait traîner sur ce qui était le territoire de mademoiselle depuis bien longtemps.

« Et pour ta gouverne, ici c’est chez moi. J’emmerde qui je veux, quand je veux. Et là, j’ai une folle envie de m’acharner sur toi. Ça fait trop longtemps, je suis nostalgique un peu. Tu comprends ça, non ? La nostalgie de ton passé pleins de strass et de diamants, tu dois bien l’avoir après tout… »

Ah, qu’est-ce que c’était bon de remuer le couteau dans la plaie…

Il n’avait pas eu le temps de faire quatre ou cinq pas qu’elle l’importunait encore. Que ne pouvait-elle se la boucler et juste lui foutre la paix, à la fin ? Mais visiblement, elle ne semblait pas décidée à lâcher le morceau de sitôt. Quelle plaie…

Nikita porta une nouvelle fois sa bouteille à ses lèvres et, comprenant qu’elle lui offrait là ses dernières réserves, la jeta sur le trottoir une fois qu’il en eut terminé avec elle. Il avait espéré que le bruit du verre brisé couvrirait en partie les mots qu’elle lui balançait, mais la voix de la rouquine était portait trop bien pour ça. Et quant au contenu de ses paroles… son seul effet de déclencher une colère sourde chez celui auquel elles étaient adressées.
L’homme se retourna vers l’emmerdeuse et ne se fit pas désirer pour la rejoindre en deux temps trois mouvements. Il lui balança son poing dans l’arrête de la mâchoire avec tant d’entrain qu’il dut ensuite se raccrocher à son épaule pour ne pas lui-même se casser la gueule, trop vacillant qu’il était après tout ce qu’il venait d’ingurgiter. D’ailleurs, il n’avait même pas frappé là où il avait initialement escompté le faire mais, bah, qu’importe ? Il l’avait touchée, c’était tout ce qui l’intéressait dans l’immédiat.

« Oh eh bien, je pense que j’vais rester chez toi encore un peu. Et je me contrefous de ton bon vouloir », qu’il lui souffla tout juste après. Et puis, profitant de ce qu’il était si proche d’elle et avant qu’elle n’ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, c’est son estomac qu’il frappa la seconde fois. Il la lâcha en même temps que son coup portait et les séparait l’un de l’autre.

C’est qu’il avait fini par prendre goût à la violence à trop vivre dans des quartiers miteux, le chaton.

Ce fut d’abord un petit sourire victorieux qui s’afficha sur son visage quand elle vit l’homme se retourner vivement pour venir la rejoindre à nouveau. Ses mots avaient fait mouche une nouvelle fois et elle se réjouit pendant un instant de réussir à faire sortir son confrère aussi vite et facilement de ses gons. Il y a quelques années, c’était une autre paire de manches…
Néanmoins, le petit air ravi disparut en un éclair quand c’est le poing serré du brun qu’elle surprit en train de se diriger à vive à allure en direction de son visage.

L’uppercut la frappa en plein dans la mâchoire, repoussant sa tête légèrement sur le côté. Elle avait connu pire, bien pire même, mais cela ne l’empêcha pas pour autant d’être quelque peu sonnée et de ressentir une douleur sourde dans toute la bouche. Elle allait avoir un beau bleu, ça lui avait manqué.
Elle commença cependant à reprendre le fil de ses pensées. Avec la main de l’homme appuyée sur son épaule, elle voyait là une occasion parfaite de pouvoir lui rendre la monnaie de sa pièce. Mais encore trop étourdie pour réagir aussi rapidement qu’elle le souhaitait, elle ne put mettre ses idées en action. Et cette fois, en plus de lui couper tout sourire, le coup dans l’estomac se chargea de lui faire expirer tout l’air qu’elle avait dans les poumons, la laissant sans souffle et l’obligeant à courber l’échine devant son ancien rival.

Il lui fallut bien une bonne grosse dizaine de secondes avant que la rouquine ne recommence à redonner « signe de vie ». De respiration courte et sifflante, elle passa par à la quinte de toux qui se solda enfin par un rire franchement amusé et sonore.

« Ahahaha… ! Quelle brute épaisse tu es devenu…la rue ça t’a pas si mal arrangé de ce côté-là. Ah moins que ça ne soit l’alcool qui te rende aussi irascible et agressif ? En tout cas, tu commences à me faire regretter l’ancien temps, c’était moins douloureux pour moi… »

Qu’est-ce qu’elle pouvait être entêtée comme nana…ça aussi, ça n’avait pas changé. Toujours aussi bornée et fière. Toujours aussi chiante quand elle voulait. Et parce qu’elle avait vraiment l’envie intenable de l’emmerder jusqu’au bout et qu’elle se souvenait que môsieur évitait de parler en allemand, elle reprit dans leur langue natale à tous les deux, mais sur un ton peut-être moins hautain, plus calme.

« En fait tu sais quoi… ? J’ai l’impression qu’avec l’eau qui a coulé sous les ponts, on se ressemble encore plus maintenant… »

Lorelei grimaça un peu, une main posée sur l’estomac et l’autre tâtant doucement sa mâchoire endolorie.

« …punaise, regarde. Ça m’arrache presque la bouche de dire un truc pareil. Bon…un verre ça te dit sinon ? Du whisky, du vrai, comme t’as pas dû en goûter depuis un moment. C’est moi qui paye, vu que pour une fois, c’est moi la plus riche de nous deux… »

Si Lorelei ne s’attendait pas à ce qu’il réagisse aussi violemment, Nikita, lui, ne s’attendait pas davantage à ce qu’elle s’abstienne de répliquer de la même manière. Elle avait toujours été plus brute que lui, la première à frapper et là… elle ne répondait pas ?
A vrai dire, en l’attaquant ainsi, l’homme avait espéré déclencher une bagarre. Un truc qui lui permettrait de bien se défouler, cogner un bon coup quitte à se faire cogner, et il ne s’en serait que mieux porté. Mais en guise de réponse il n’avait obtenu que des paroles, ça l’avait même un peu déstabilisé. Et puis quoi… elle l’invitait à prendre un verre ? Pour le coup, il ne chercha même pas à masquer sa surprise tandis qu’il la considérait en silence.

Et puis…

« Non », lâcha-t-il enfin, catégorique. Il ne savait pas trop ce qu’elle avait derrière la tête, mais il savait au moins qu’il avait tout sauf l’envie d’aller prendre un verre avec elle. Déjà qu’il se serait bien volontiers passé de la revoir après tout ce temps....
Et puis c’était quoi, ça, ça ressemblait presque à de la sympathie.

« Bon, j’me tire. J’suis sûr que tu trouveras un autre clodo qui acceptera ton invitation, sois pas déçue. »

Il agita vaguement la main en guise de salut et, faisant demi tour, s’apprêta à déserter les lieux pour la énième fois. Et espérons que celle-ci serait la bonne, parce qu’il commençait franchement à en avoir sa claque, de celle-là. Si on ne pouvait même plus cuver son vin en paix maintenant…

La réponse était tombée, claire, nette et précise, après quelques secondes de silence. Le brun avait semblé surpris par la proposition que Lorelei venait de lui faire mais apparemment, cela n’avait pas suffi à le faire accepter. Il était devenu vraiment dur à convaincre et à détendre dit donc, ou bien l’avait –il toujours été, elle ne s’en souvenait plus trop…
Quoiqu’il en soit, l’attitude et les paroles de son vis-à-vis ne plaisaient guère à la demoiselle. Et elle n’avait toujours pas dans l’idée de le laisser filer ainsi, sans avoir encore un peu profité de lui. Alors bien qu’il ait fait demi-tour et commencé à s’éloigner une nouvelle fois, elle l’apostropha de nouveau.

« Mais quel rabat-joie tu fais ! Tu pourrais faire quelques efforts quand même…c’est à cause de ce type de comportement que t’as pas réussi à sortir la tête de l’eau. »

Et pendant qu’elle remuait une nouvelle fois le couteau dans la plaie, elle s’était mise en marche. Un sourire moqueur aux lèvres, elle se dépêcha de rattraper l’homme et glissa son bras autour d’un de son confrère.

« Ou alors, tu es comme ça qu’avec moi ? Tu as peur mon petit chaton ? Si c’est le cas, je te pensais pas devenu si farouche…c’est trop mignon ! »

Cette fois elle était prête. Les coups, elle s’attendait à en recevoir de nouveau. Mais avant, il fallait qu’elle fasse une dernière petite chose.

« Hé, ça te va pas mal la barbe de trois jours, ma minette… » lâcha-t-elle tout en lui gratouillant le menton.

Visiblement, elle n’avait pas l’intention de le laisser partir aussi facilement. Il ne comprenait pas vraiment – et son esprit assez embrumé grâce à feu sa chère bouteille n’aidait pas –, pourquoi s’acharnait-elle ainsi sur lui ? Comme elle l’avait si bien dit à l’instant, de l’eau avait coulé sous les points depuis leur dernière rencontre. Ils ne s’étaient même pas quittés en si mauvais termes que ça, alors quelle raison pouvait-elle avoir, aujourd’hui, pour tenir absolument à lui imposer cette compagnie dont il se serait passé sans hésitation ? Lui, il n’avait pas eu beaucoup de mal à l’occulter de sa vie mais elle était en train de tout réduire à néant. Si elle essayait de rouvrir les hostilités, elle n’aurait pu choisir meilleure manière de s’y prendre !

« Parle pas de ce que tu connais pas, t’as aucune idée de ce qui s’est passé. »

Nikita écarta la main de la rouquine d’un geste sec et puis, profitant de ce qu’elle s’était accrochée à lui, la poussa brutalement contre l’obstacle le plus proche. Bien sûr, on ne pouvait attendre d’un ivrogne comme lui qu’il garde son équilibre après un tel mouvement, aussi s’écrasa-t-il à moitié sur elle dans l’histoire.
Tout aussi désavantagé que Lorelei puisque ne pouvant se servir du bras qu’elle lui avait attrapé, il se servit de l’autre pour prendre appui sur le mur derrière elle, retrouver un semblant d’aplomb, et enfin pouvoir se dégager de sa prise. Sans plus attendre, il fit alors la seule chose qu’il pouvait faire pour brider toute éventuelle réaction – du moins l’espérait-il – venant d’elle : il porta sa main libre à la gorge de la rouquine et ses doigts s’enroulèrent autour, ne laissant aucun doute quant à ses intentions.

« Qu'est-ce que tu me veux, à me faire chier comme ça ? » grogna-t-il en même temps qu'il continuait d'accentuer la pression autour de son cou, ne lui laissant pas franchement la possibilité de répondre.
Nikita n’avait pas envie de jouer, ni l’intention d’être clément avec elle. Se rire de lui alors qu’il se sentait d’humeur particulièrement belliqueuse, ce n’était pas forcément une très bonne idée.

Quand elle sentit les doigts se presser contre sa trachée, cette fois, Lorelei se dit qu’elle y était peut-être allée un peu trop fort. Parce qu’amener quelqu’un à vous foutre une bonne grosse beigne, un coup de boule ou tout ce que vous voulez d’autre, c’était une chose. Mais pousser les gens à réaliser leurs envies de meurtre, ça en était une autre…
De voir sa main écarter du visage de son rival puis de se retrouver plaquer contre le mur, à la rigueur, ça elle n’en avait pas vraiment été surprise. Notez, cependant, que ce n’est pas pour autant que l’air dans ses poumons ne s’en était pas retrouvé expulsé à cause de la force du choc. Non. En revanche, l’instant de stupéfaction, c’est quand elle avait voulu inspirer de nouveau et qu’elle s’en était vue empêcher à cause de la poigne de fer contre sa gorge.

Ça n’annonçait rien de bon pour elle. A peine deux secondes qu’elle était dans cette situation et l’allemande commençait déjà à suffoquer. Les ongles plantés dans la peau de son vis-à-vis pour tenter de lui faire lâcher prise – en vain -, elle sentit avec effroi l’étau implacable se resserrer autour de son cou alors que les paroles du brun volaient jusqu’à ses oreilles sans qu’elle ne puisse formuler de réponse. Si elle voulait trouver moyen de s’en sortir avant de perdre connaissance, elle allait devoir faire vite.
Heureusement pour elle, il se trouve que dans ce genre d’instant critique, l’imagination est assez fertile et ce qu’elle devait faire s’imposa à elle comme une évidence juste avant que ses forces ne commencent réellement à décliner.

Le coup de pied partit avec une ampleur et une rage dont la lionne avait rarement dû faire preuve. Quand à l’endroit où il atterrit…nous préciserons simplement que pour le petit chaton, il ne fit pas bon d’être un homme.
Enfin libérée après ce magistral coup de théâtre donc, Lorelei s’empressa de respirer de nouveau. L’air frais de la nuit lui brûla la gorge et elle fut prise d’une quinte de toux dont elle se débarrassa rapidement pour revenir aux affaires qui l’intéressaient.

« Ce que je veux…passer le temps ? Retrouver un peu plus du Nikita que j’ai connu ? Je ne sais pas trop… Jouer la psy peut-être ?! »

Puis, sans attendre de réplique ni que son confrère se redresse, la lycanthrope lui assena un coup dans le dos puis s’accroupit à côté pour lui murmurer à l’oreille.

« Vas-y. Raconte donc tes déboires à maman, mon chaton. »

Il serait allé jusqu’au bout sans une seule hésitation, ce soir. Contrairement aux autres fois où il leur était déjà arrivé de se chercher des crosses, il l’aurait vraiment tuée.

Mais c’était sans compter l’énergie du désespoir et le regain de force que cela procura alors à Lorelei. Sa riposte, il ne la vit pas arriver et n’aurait de toute façon eu aucune chance de l’éviter à cette distance. Et, si elle n’était pas la première à avoir eu cette idée de le frapper là, elle était en revanche – et de loin – celle qui mit le plus d’ardeur à la tâche. Tout se passa alors très vite : tandis qu’un cri de douleur lui échappait sans qu’il ne puisse le refouler, sa main lâcha instantanément sa prise pour se porter là où le coup avait sévi. Repoussé en arrière, plié en deux, il finit par se laisser tomber sur les genoux, son autre main posée sur le sol crasseux devant lui.
Les paroles de la rouquine lui parvenaient comme à travers un voile tandis qu’il cherchait à reprendre contenance, et le coup de pied ne fit que l’achever davantage, des fois qu’il n’ait pas eu sa dose avec ce qu’elle venait de lui faire subir.

« Ta gueule », fut l’unique et misérable réplique qu’il fut en mesure de lui jeter une fois qu’elle eut terminé son petit speech. Et si les mots avaient pu tuer, ceux-là auraient réussi avec brio, tellement leur propriétaire les avait bourrés de haine.

Si Nikita avait été seul, si elle l’avait abandonné là comme un vulgaire déchet après ça, l’homme serait sans doute resté prostré encore un bon moment. Mais sa présence victorieuse, tout juste contre lui, l'insupportait et nourrissait la fraîche envie de meurtre qu’il entretenait à son égard, décuplant sa colère. Il se jeta sur elle dans un grognement, l’envoyant bouler sur les pavés avec lui pour un corps à corps assez pitoyable – mais non moins violent – et tentant de l’atteindre de ses poings rageurs.

Entre le « Ta gueule » prononcé de la façon la plus romantique qui soit par son congénère et le moment où ce dernier s’était jeté sur elle, Lorelei avait cru percevoir quelqu’un crier à leur attention. Un baragouinage incompréhensible pour elle et son adversaire, dont elle n’avait perçu que deux mots : « Arrêtez » et « Police », avant de les oublier sur le champ pour se concentrer sur la bataille. C’est qu’il aurait été fâcheux de se retrouver plaquer au sol et étrangler une seconde fois, vous en conviendrez.

La rouquine frappait et mordait donc son confrère comme elle ne l’avait pas fait depuis bien longtemps. Entre les deux, cela semblait être à celui qui donnerait le coup le plus fort, une sorte de démonstration de puissance, même si, à bien y regarder, la querelle impliquait plus que ça et que de récolter quelques bleus. Ils roulaient sur le pavé, inversant à tour de rôle leur position, se cognant parfois aux obstacles qui se trouvaient sur leur passage et laissant alors s’échapper des grognements de mécontentements et de douleur.
Bref, si vous voulez mettre une bonne image sur la scène, pensez aux bastons dans les cartoons, le truc tout en gribouillis avec parfois un bras, un pied ou une tête qui ressort. C’était globalement ça.

Il devait s’être écoulé une bonne dizaine de minutes quand la sirène retentit. Les portières claquèrent, laissant présager l’arrivée et l’intervention future de quelques hommes, mais nos deux gai-lurons, trop impliqués dans leur échange, n’y prirent garde que lorsque les bras commencèrent à les enserrer pour les séparer l’un de l’autre.

« Police ! Ça suffit ! Allez, embarquez moi ça au poste ! »

Je crois qu’il n’y a pas besoin de préciser que Lorelei fut loin d’être coopérative. Premièrement parce qu’elle n’avait pas envie d’être interrompue et deuxièmement parce qu’elle commençait à paniquer à la seule idée de se retrouver en cage pour la nuit. Elle se débattit donc comme un beau diable, hurlant des injures aussi bien adressées aux agents de police qu’à son rival, avant qu’on ne parvienne à lui passer les menottes et à la faire rentrer dans le fourgon.
Mais bon, elle y retrouva son petit chaton adoré. Et si la confrontation physique n’était plus possible à cause du policier qui veillaient à ce qu’ils restent à peu près tranquilles, les mots eux, rien ne pouvait les empêcher de sortir.

Lorsque Nikita s’était jeté sur Lorelei, il avait été à des années lumières de penser – penser, une notion devenue presque étrangère à ce qu’il était devenu – qu’à se donner en spectacle ainsi, c’est tout un autre genre d’emmerdes qui allaient leur tomber sur la tronche. Eh oui, il y avait comme une petite différence entre se bagarrer dans une forêt à l’abri des regards, et dans une ruelle un minimum passante. Il ne le réalisait que trop bien maintenant qu’assis à l’arrière d’une petite fourgonnette de police, il en était réduit à lancer des sales regards et quelques mots hauts en couleurs à la rouquine en face de lui.

Finalement, ils arrivèrent au petit commissariat sans casse et eurent la joie de découvrir ô combien étaient chaleureuses les cellules dans lesquelles ils s’apprêtaient à passer les prochaines heures. Bah, une nuit en garde à vue, ce n’était pas si mal après tout. Pour lui, un toit sur la tête et une température raisonnable, c’était toujours mieux que de dormir dehors. La pièce trop petite et nue, le simple banc dur et froid, c’était tout confort. Ou l’aurait été, s’il n’avait été occupé à traiter de tous les noms d’oiseaux sa voisine de cellule, qui le lui rendait d’ailleurs plutôt pas mal. Si les policiers avaient eu l’intelligence de les séparer pour éviter une nouvelle bastonnade, ils n’avaient en revanche pas pu faire mieux que de les placer côte à côte, la taille réduite du poste de permettant pas de les éloigner suffisamment pour qu’ils ne puissent ni se voir, ni s’entendre. On n’était qu’à Bay Area après tout. Tant pis pour leurs oreilles qui avaient à supporter les éclats de voix colériques des deux bestiaux.
Ils finirent toutefois par se calmer au bout d’un certain, la lassitude de répéter sans cesse la même chose peut-être. Ou les menaces à répétition des deux flics de garde. Peut-être un mélange des deux. Quoiqu’il en soit, c’est un sommeil lourd qui se saisit du lycan une fois qu’il eut fait ami-ami avec le banc, alcool oblige. Le reste de la nuit se passa sans encombre le concernant, puisqu’il le voua à décuver.

Et le matin trouva un Nikita à l’air hirsute, au corps endolori par tous les coups reçus la veille et en compagnie d’une bien jolie gueule de bois. Pour l’heure, il n’avait plus la moindre envie de se bagarrer et il se contenta de jeter un regard assassin à la rouquine, sans rien tenter d’autre lorsqu’on les raccompagna jusqu’à la sortie du poste.

Des injures à l’adresse de son voisin de cellule, elle en avait balancé jusqu’à en avoir mal à la gorge. Ça l’avait occupée un certain temps. Se préoccuper de répondre à son confrère plutôt que de faire attention à où elle se trouvait…elle n’avait pas trouvé mieux pour occulter ce dernier détail. Malheureusement ça n’avait pas duré assez longtemps, du moins à son goût, et une fois le brun plongé dans un sommeil de plomb, ça avait été l’escalade de la panique.
Elle avait commencé par tourner comme un lion dans sa cage. Être dans cette cellule, trop petite, royalement inconfortable, c’était un véritable calvaire. Et puis ça lui rappelait des mauvais souvenirs. Alors, avec l’épuisement qui vint se rajouter par-dessus, la crise d’angoisse finit par gagner complètement la rouquine. Et si, finalement, le reste de la nuit se déroula sans encombre, ce ne fut que grâce aux policiers de garde qui se chargèrent de lui administrer des calmants, façon dose de cheval.

Au réveil, mon dieu qu’elle était fraîche. L’air hagard, la tête qui tourne et des cernes grosses comme des valises sous ses prunelles fauves. On aurait dit qu’elle subissait la même gueule de bois que son rival.
Elle ne releva d’ailleurs même pas le regard assassin que ce dernier lui lança, et une fois à la porte du commissariat, resta plantée là pendant bien quelques secondes. Il était tôt, le soleil se levait tout juste, et le vent frais du matin lui permis de refaire surface plus rapidement. Alors seulement Lorelei releva la tête pour porter son attention sur l’homme à ses côtés.

« ……t’as un…drôle d’épi là, chaton… »

Et elle s’approcha et débuta ce qui semblait être une lutte acharnée contre la mèche de cheveux qui défiait la gravité. Puis, comprenant que c'était peine perdue, elle abonna l'idée tordue de vouloir recoiffer son cher et tendre.

« Bon, je serai pas contre un bon café…J’ai investi dans une machine toute neuve. Tenté ? Si tu refuses, je vais vraiment finir par être vexée, attention… »

Ce qu’elle essayait de faire en lui proposant ça et en continuant de réclamer sa compagnie, elle ne le savait pas vraiment elle-même. Peut-être était-ce le fait qu’elle se sentait redevable pour la liberté qu’il avait gagné pour elle, que ce qu’il lui avait offert valait bien plus que tout l’or du monde et qu’alors, lui accorder un peu d’aide en retour n’était que la plus légitime des choses. Elle espérait juste ne pas à avoir lui dire ça tout haut. Parce que si jamais il percevait cela comme de la pitié, c’était la mandale assurée.

« Par contre…quelque soit ta réponse à l’invitation…si tu pouvais redevenir l’homme galant d’autre fois juste le temps de m’aider à descendre les marches, ça serait sympathoche… »

Si Nikita avait espéré enfin avoir la paix maintenant que les choses s’étaient tassées, il allait être déçu. Alors qu’il songeait à partir de son côté, la voix de la rouquine se fraya un chemin jusqu’à lui et le fit grimacer. Ne pouvait-il donc pas avoir droit à un peu de silence, au moins jusqu’à ce que le nain qui logeait dans son crâne soit lassé d’y taper contre les parois avec son marteau ?

On passera sur le gros bug mental qui s’ensuivit lorsque Lorelei se mit dans la tête l’étrange idée de le recoiffer pour arriver directement à l’invitation qui, une fois de plus, ne fut pas sans surprendre son destinataire. N’en avait-elle donc pas eu assez avec les évènements de la veille, il fallait qu’elle continue aujourd’hui encore ? Belle persévérance. Et, hélas pour lui qui n’aspirait qu’à une bonne dose de tranquillité dans l’immédiat, il la connaissait suffisamment pour savoir que si la nuit au trou ne l’avait pas refroidie, toutes ses réticences n’y arriveraient pas non plus.

« Et puis quoi ? Tu arrêteras de me coller au train si je cède ? » maugréa-t-il à son intention, l’air aussi aimable qu’une porte de prison. Sa migraine le rendait de très mauvaise humeur, néanmoins le fait d’avoir dessaoulé laissait la porte ouverte à une discussion moins houleuse qu’hier soir et, pourquoi pas, à un minimum de réflexion. Le petit jeu de la rouquine le laissait toujours aussi perplexe, et ce n’était certainement pas en s’obstinant à tout refuser d’un bloc qu’il comprendrait à quoi rimait tout ça. Et puis, il gardait bon espoir que toute cette affaire soit rapidement expédiée et qu’elle lui lâche enfin les basques après ça.

« J’préférais encore ta proposition avec le whisky », reprit-il après un instant de silence, signifiant par là son accord, tandis qu’il commençait à dévaler les marches sans esquisser le moindre geste pour l’aider. Il se souvenait d’une époque où elle aurait préféré crever plutôt que de lui faire une telle requête.

« Démerde-toi pour ça, j’suis pas ton chevalier servant. »

« J’préférais encore ta proposition avec le whisky »

A l’entende de ces mots, la lycanthrope fut agréablement surprise. Elle qui pensait devoir encore jouer des pieds et des mains pour qu’il accepte…au final, ça n’avait pas été si dur de le convaincre (si l’on exceptait la baston de la veille et l’horrible nuit passée au poste de police bien sûr…). Du coup, elle en oublia presque son manque d’équilibre et, un sourire satisfait aux lèvres, faillit se viander en descendant la première marche. Elle prit donc son temps pour franchir les suivantes et une fois arriver en bas des petits escaliers, se retint deux seconde à la manche de son confrère avant de le lâcher et de reprendre la parole.

« C’est parti alors. Et quant à savoir si je te laisserai tranquille ensuite…je verrai ! Tu sais bien à quel point j’ai toujours aimé t’emmerder, pas vrai ? »

C’était dit sur le ton de la plaisanterie bien sûr. Loin d’elle l’envie de relancer une bagarre maintenant, surtout alors qu’elle était encore engourdie par les calmants. Alors elle espéra que le brun n’en tiendrait pas rigueur ou serait capable de faire preuve d’un peu d’humour – ce qui ne semblait pas gagner.

« N’empêche…depuis le temps que tu dois traîner dans le coin, c’est zarb qu’on se soit pas encore fait une petite pleine lune en amoureux… » marmonna-t-elle, plus en réflexion pour elle-même qu’en véritable remarque pour son fauve adoré, alors qu’elle se mettait en marche.
Direction maison.

Le trajet se déroula sans encombre. Quasi silencieux, lentement mais sûrement. Et Lorelei poussa un soupir de soulagement quand ils arrivèrent devant la porte de l’appartement miteux qu’elle s’empressa ensuite d’ouvrir.

« Enfin… Après vous mademoiselle ! ponctua-t-elle alors qu’elle s’écartait pour laisser entrer son confrère. Fait comme chez toi. C’pas vraiment le grand luxe mais bon… »

Sur ce, elle abandonna son compagnon pour aller farfouiller dans la petite cuisine. Et deux minutes plus tard, l’interpella à nouveau en passant la tête dans l’entrebâillement.

« Café ? Aspirine ? Parce que je doute que le whisky soit une bonne idée après ta murge d’hier et ta gueule de bois d’aujourd’hui, chaton… »

Mademoiselle, hein ? Elle cherchait à faire quoi en lui jetant une pique aussi pourrie juste alors qu’ils arrivaient devant chez elle, déclencher une nouvelle bagarre dans son propre habitat pour qu’ils puissent s’étriper en paix peut-être ?
Mettant de côté son amour-propre – qui, de toute façon, n’existait plus vraiment depuis ces dernières années –, il ne lui répondit que par un grognement en même temps qu’il entrait dans l’appartement de Lorelei, cette dernière lui ayant si gentiment cédé le passage.

Tandis qu’elle s’en était allée vadrouiller du côté de la cuisine, il étudia son environnement, plutôt curieux de découvrir enfin dans quel genre d’endroit la lionne vivait-elle. Il ôta son manteau et le bazarda sur un canapé qui passait par là, avant de commencer à farfouiller un peu à droite à gauche, ouvrant sans gêne tiroirs et autres portes de placard – et omettant de les refermer, bien entendu. Elle lui avait bien dit de faire comme chez lui, non ?
Il trouva assez rapidement ce qu’il cherchait, à savoir la petite réserve d’alcool que tout adulte qui se respecte a chez soi et, après mûre réflexion, décida de rester dans les classiques en se choisissant un bon whisky. Lorsque la rouquine lui demanda ce qu’il voulait quelques instants plus tard, il s’était déjà installé sur une chaise, bouteille dans une main et verre dans l’autre.

« La ferme. Tu décides pas de ce qui est bien pour moi ou pas. »

Et, sur ce, il se servit une rasade d’alcool plus que généreuse qu’il avala d’un trait, avant de reprendre la parole tout en remplissant à nouveau son verre. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas bu quelque chose d’aussi fort ni même d’aussi buvable. Y avait une jolie différence entre ça et ce qu’il s’était acheté dernièrement.

« Maintenant, tu pourrais peut-être me dire ce qui te pousses à te comporter comme si on était potes de longue date ? »

Pendant approximativement les 30 premières secondes où ils étaient entrés dans l’appart, Lorelei avait vraiment cru qu’elle pourrait faire boire à cette espèce de gros matou autre chose que de l’alcool. Après tout, avec le mal de crâne qu’il devait se payer, ça aurait été logique qu’il attende encore un peu avant de se ruer sur une bouteille, n’est-ce pas ? Ce n’était donc pas faire preuve d’une affreuse naïveté. Enfin pas totalement quoi…
Enfin quoiqu’il en soit, elle avait perdu espoir quand, une fois dans la cuisine, les bruits de tiroirs que l’on ouvre hâtivement et avec violence avaient commencé à se faire entendre en provenance du salon. Remarquez que ça ne l’avait pas empêché de tenter de le raisonner. En vain, au vu de la réponse qu’elle s’était prise dans la tronche.

Lorelei renifla de mécontentement face à l’attitude de son confrère et vint se planter devant lui, un air passablement antipathique sur le visage. Un rapide coup d’œil aux alentours lui indiqua que la pièce à vivre, comme elle s’en doutait, donnait à présent l’impression qu’un petit ouragan l’avait traversé. Elle soupira – heureusement que le bordel, ça la connaissait – puis repose ses prunelles dorées sur l’homme.

« Tu pourrais au moins avoir la délicatesse de le savourer ce whisky bordel ! Au lieu de le boire cul-sec comme un gros alcoolo auprès de qui la plus petite piquette trouverait grâce… »

Sur ces mots, la rouquine avisa le bouchon de la bouteille et entreprit de fermer cette dernière. Pas question de laisser l’autre zouave gâcher ce whisky qu’elle avait payé relativement cher.

« Bon allez, suffit. Savoure ce verre, là, c’est le dernier. Pas envie de me retrouver avec toi en coma éthylique dans l’appart, grogna-t-elle en attrapant la belle flasque en-dessous de la prise de son congénère pour tenter de la récupérer. Et puis l’alcool, ça t’va pas. Je te croyais plus intelligent que ça pour éviter de sombrer… »

Avec les paroles qu’elle venait de lâcher, le retour de flamme s’annonçait sans doute costaud, mais peu importait. Cela aurait peut-être au moins le mérite de le faire réfléchir, vu qu’il n’était pas encore complètement beurré comme la veille.

« Et pis pour ta question, compte pas trop sur une réponse. Je me comporte bien comme je veux et je te dois aucune justification. »

Et Lorelei frappa d’un coup sec sur le poignet de la main qui tenait le whisky, plus pour surprendre que faire mal, afin que le brun daigne bien desserrer sa sale patte et lui rendre son bien.

Ce que Lorelei ne semblait visiblement pas avoir compris, c’était que Nikita était bel et bien devenu « un gros alcolo auprès de qui la plus petite piquette trouverait grâce », selon ses dires exacts. Et pourtant, on ne pouvait pas dire que ça ne se remarquait pas, bien au contraire. Alors quoi ? Malgré l’évidence même, son jugement était erroné à cause des souvenirs qu’elle gardait de lui ? Pourtant, il était clair que le lycan n’avait absolument plus rien à voir avec le brillant avocat d’une décennie plus tôt.
Et puis, comme si ça ne suffisait pas, elle continuait de le descendre en toute amabilité. Une petite pique par-ci, une remarque désobligeante par-là… si la migraine lancinante qui avait pris ses aises dans son crâne l’empêchait plutôt efficacement de voir rouge au premier mot de travers de son interlocutrice, il n’en était pas moins prodigieusement agacé pour autant. Associé à son humeur massacrante, ça risquait de ne vraiment pas faire bon ménage si elle continuait sur ce chemin. Alors, lorsqu’elle frappa sur son poignet, il fut certes surpris mais ne réagit pas du tout comme elle l’escomptait. Sa prise resta à l’inverse bien ferme autour du goulot de la bouteille – réflexe de clochard poivrot, on ne lâche pas sa bouteille face au premier petit incident venu ! – et il recula rejeta brusquement son bras vers le côté opposé à la rouquine, en même temps qu’il se levait, lui arrachant par ce geste l’objet de leur convoitise à tous les deux.

Qu’il lâcha aussitôt après, volontairement.

« T’es vraiment devenue bien stupide… »

La loi de la gravité ayant fait son petit effet, le whisky si chèrement payé se répandait doucement sur le sol de l’appartement, à travers les bris de verre épars. A croire que casser des bouteilles était devenu un passe-temps fort amusant pour l’homme. Lequel posa son verre – lui aussi avait été pas mal secoué par la réaction de son propriétaire et, de plein, avait facilement perdu la moitié de son contenu – sur le premier support qu’il trouva avant de revenir vers son interlocutrice.

« Puisque je suis concerné, j’estime que si, tu me dois une réponse. » Il se rapprocha encore, se plaisant à lui imposer au maximum cette proximité qu’elle devait avoir bien du mal à supporter vu comme il empestait la crasse et l’alcool. Enfin, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle pour l’avoir fait venir dans sa propre tanière, après tout. « Alors quoi ? C’est quelque chose que t’as honte de me dire, peut-être ? Tu m’feras pas croire que tu fais ça uniquement en souvenir du bon vieux temps ou je sais pas quelle autre merde. »

Le bruit de verre brisé sonna aux oreilles de Lorelei comme une complainte, un adieu de la part de son cher whisky qu’elle se plaisait tant à savourer quelques fois après une dure journée de labeur. Une perte tragique et énorme en somme, dont elle exprima son ressenti en affichant une grimace et un air passablement contrarié alors qu’elle se retrouvait plus ou moins affalée sur la table à cause du geste de recul brusque de son confrère.
Elle se redressa prestement, jetant un œil aux morceaux de bouteille éparpillés ainsi qu’au liquide ambré qui se déversait joyeusement sur le sol, et poussa un long soupir agacé alors que son regard se reportait sur le brun.

« Bien stupide, tu dis ? C’était pas comme ça que tu me considérais déjà ? grogna-t-elle en plongeant ses iris dans ceux toujours aussi joliment verts de son interlocuteur. Enfin, m’est avis que la stupidité vaut toujours mieux la déchéance et l’alcoolisme. »

Continuer à remuer le couteau dans la plaie alors que son tendre chaton s’était à nouveau approché d’elle n’était pas spécialement une bonne idée, mais la rouquine n’avait dans tous les cas jamais d’excellentes et nobles pensées. Présentement, elle ne voyait de toute façon pas d’autres moyens pour cacher ses « motivations » au lycanthrope.
Et puis quoi ? Vous croyez vraiment qu’elle aurait pu se montrer douce et aimable ? Ouvertement, comme ça ? Devant celui qui avait été une de ses pires bêtes noires (au sens propre comme au figuré, n’est-ce pas…) dans le passé ? Haha. Elle est bien bonne.

« Naaan, et puis t’as raison, j’avoue tout…, commença-t-elle avec l’air de celle qu’on a pris en flagrant délit. C’est que…j’ai été subjuguée par ta prestance et ton changement de look. J’aime les hommes fermes et virils, un peu bourrus t’vois ?! Alors en te voyant comme ça, ça a été un peu comme un coup de foudre ! »

Lorelei n’espérait pas berner qui que ce soit avec sa petite tirade et surtout pas l’ex-avocat. Ces mots, c’était en fait juste histoire de mettre un peu de forme à ce qui suivit.
Et ce qui suivit, donc, fut un magistral coup de pied dans la cuisse de son interlocuteur. Et afin d’être sûre qu’il courbe l’échine, elle enchaîna presque immédiatement par une frappe derrière le genou.

« Par contre viril ne va pas forcément avec crado. A la douche…♥ »

Et elle l’acheva par une bonne cogne sur la nuque.

~~~~~

Il fallut bien une vingtaine de minutes avant que son « mâle » adoré ne commence à donner quelques signes de réveil. Après la mandale qu’il s’était pris sur le coin de la tronche, l’allemande s’était attendue à ce que cela prenne plus de temps, mais peu importait, elle s’était tenue prête.
Alors, à peine l’autre eut-il entrouvert un œil que la rouquine ouvrit le jet d’eau froide pour l’asperger allégrement, sans lui laisser le temps de découvrir qu’il se trouvait avachi dans la baignoire.

« Bien dormi, mon minet ? »

Et pour la seconde fois de la journée, il reprit conscience avec un mal de crâne terrible. A ceci près que ce n’était pas, cette fois, dû à l’abus d’alcool, et que la douleur était beaucoup plus localisée.
La rouquine eut tout juste le temps d’entrer dans son champ de vision qu’il voulut se jeter sur elle et mettre un point final à cette rencontre avec toute la hargne et la colère qui l’habitaient actuellement.
Qu’il voulut. Mais qu’il ne fit pas.
Non pas parce qu’il était de ce genre de personnes qui imaginent tout un tas de scénarios sans jamais passer à l’acte, mais plutôt parce qu’à l’instant où il s’apprêtait précisément à passer à l’acte, deux choses se passèrent simultanément.
Premièrement, il se rendit compte qu’il était allongé dans une position tout à fait inconfortable et dans un endroit tout à fait inconfortable absolument pas conçu pour la sieste forcée dont il sortait tout juste, puisqu’il est de notoriété publique que la fonction essentielle d’une baignoire est de prendre un bain.
Deuxièmement, sa tête et tout le reste de son corps entrèrent brutalement en contact avec un jet d’eau glacé, lequel s’empressa d’inonder ses vêtements avant de gaiement investir le fond de ladite baignoire, le rendant tellement glissant que la tentative de Nikita pour se redresser et sortir de là se solda par un échec cuisant et une chute qui l’était au moins tout autant.

L’instant d’après vit un Nikita sous son jour le plus pitoyable qui soit. Ou le plus hilarant. Voire les deux.

Imaginez un chat aux longs poils que vous auriez décidé de doucher après l’avoir surpris à vagabonder dans les poubelles. Imaginez la tête qu’il pourrait bien faire, l’apparence qu’il pourrait bien avoir lorsque, après une bataille acharnée de laquelle vous seriez sorti vainqueur, vous auriez finalement réussi à le passer sous l’eau.
Et maintenant, imaginez l’ex-avocat avec les deux mains agrippées au rebord de la baignoire comme si sa vie en dépendait, sa tignasse noire qui lui pendait devant les yeux, dégoulinante, ses habits trempés qui lui collaient au corps et surtout, sa tronche et son regard braqué sur Lorelei façon « je vais tuer tout le monde à commencer par toi ».

Nikita n’avait probablement jamais eu autant de ressemblances physiques avec le gros chat qu’était son animal totem qu’en ce moment même.

« Je vais te buter », lui promit-il avant de lui destiner une ou deux insultes pour la forme.

Et sur ces belles paroles, il détacha l’une de ses mains et jeta son bras en avant, espérant réussir à crocheter les vêtements de la lionne pour l’attirer vers lui – ayant échoué dans sa tentative à se jeter sur elle, il estimait plus sûr de la faire venir à lui cette fois –, tout en espérant que son corps ne le trahirait pas une seconde fois. Il ne survivrait probablement pas à deux humiliations consécutives devant celle sur laquelle se concentrait actuellement toute sa haine.

Il avait fallu attendre dix ans. Dix longues et interminables années pour que Lorelei découvre enfin, pour la première fois – mais pas la dernière espérait-elle -, son adoré confrère sous son jour le plus radieux. Les cheveux et le visage ruisselant d’eau glacée, les habits détrempés, la glissade magistrale et les mains à présent cramponnées sur les rebords de la baignoire ; Nikita offrait là à notre chère rouquine le plus beau spectacle qu’il lui avait été donné de voir et Dieu sait qu’elle n’en perdait pas une miette. Et l’expression assassine que le brun arborait n’ajoutait qu’un peu plus de comique au tout.

Presque totalement insouciante de ce qui pouvait bien lui arriver face à l’énergumène bouillonnant de colère et avachi dans la cuve de céramique, la lycanthrope riait à gorge déployée. Et bien quoi ? Elle était toujours « armée » après tout, alors il n’y avait pas de quoi faire tout un fromage autour de cette banale menace de mort dont l’homme la gratifiait.

D’ailleurs, à peine ce dernier avançait son bras pour l’attraper qu’un deuxième jet d’eau fusa en direction de son visage. La pression, plus élevée encore que la fois précédente, réussit à le tenir en échec et Lorelei fit durer le plaisir en ne coupant le flux que quelques longues secondes plus tard.

« C’est pas très malin de rester dans cet état chaton. Tu vas finir par attraper froid, tu sais…, lâcha-t-elle sur un ton faussement réprimandeur, un grand sourire fiché sur ses lèvres. Puis, après s’être accroupie au niveau de son visage, en le menaçant toujours avec l’impitoyable pommeau de douche, questionna : Framboise ou pêche pour le shampooing ?