Les pierres.
Les corps.
Les flammes.
La souillure.
Des souvenirs particulièrement vifs avaient décidés de refaire surface dans l'esprit de Laurence ce matin-là. Il y a quelques mois encore, il en aurait eu l'estomac retourné, il se serait levé en sursaut, il aurait prié...
Plus aujourd'hui.
Laurence fixait le plafond de ses yeux embrumés. Ce n'était pas qu'il n'avait plus la foi, et sa situation le concernait toujours autant -si ce n'est bien plus qu'avant. Mais il était fatigué. Fatigué d'adresser des prières à un mur. Fatigué d'attendre de l'aide qui ne viendrait sans doute jamais. Fatigué de ne pas savoir quoi faire, de douter, d'être perdu.
« Si tu es venu pour me demander de te ramener au Paradis, passe ton chemin. »
Si l'archange Uriel lui-même n'avait rien pu faire pour lui, alors le pouvait-il tout seul ? Et surtout, y avait-il vraiment quelque chose à faire ?... Il avait longtemps condamné cette pensée chaque fois qu'elle venait s'immiscer dans son crâne, mais plus le temps passait et plus sa résolution s'effritait. Peut être que son combat s'était terminé avant même d'avoir commencé. Peut être qu'à l'instant où il avait perdu son aile- non, à l'instant où il avait mis le pied sur Terre, il avait aussi perdu à tout jamais le droit de retourner là-haut. Peut être ses efforts étaient-ils vains.
Dans ce cas, quel était son but ? A quoi servait-il, à part gaspiller de la place ?
Laurence s'étira lentement, et tourna la tête pour contempler son aile. Elle avait perdu en éclat. Pas énormément, ça ne sautait pas aux yeux, mais lui le voyait. Quelques plumes étaient plus grises que les autres. Il aurait voulu les arracher, mais cela ne changerait rien. Et il était encore bien trop dévoué au paradis pour se risquer à abîmer la dernière chose qui l'y rattachait. Alors plutôt que de faire à nouveau une bêtise, il débarrassa le canapé qui lui servait de lit, s'habilla, engloutit trois madeleines, vérifia que le vieux Saitô n'était pas mort dans son sommeil, et s'exila par la fenêtre.
Avant qu'il n'ait pu seulement se demander comment, Laurence s'était retrouvé non pas à son temple habituel, mais aux portes d'une petite église rustique et étonnamment bien entretenue. Elle était entrouverte, juste assez pour laisser passer sa silhouette à vrai dire, et semblait l'inviter à entrer. Alors le jeune ange s'exécuta. D'un pas bien moins décidé qu'à son arrivée, il se faufila en silence dans le lieu consacré.
L'air à l'intérieur était pesant, presque étouffant. Mais il possédait quelque chose de familier. C'est à cet instant que Laurence se rendit compte qu'il n'était pas seul. Quelqu'un d'autre... Un...ange ? Ses pas s'étaient stoppés d'eux-même, et il cherchait désormais du regard son confrère à l'aura bien fade. Si fade qu'il aurait pu passer à côté sans même s'en douter.
Quand enfin il l'aperçu, reclus au fond de la battisse, le regard perdu dans le vitrail, il lui sembla qu'il devenait de plus en plus pâle. Comme s'il était drainé de ses forces. Et en un instant, il s'effondra.
Panique. Amorçant le mouvement pour lui porter secours, l'ange blanc fut coupé net dans son élan par les paroles qui ricochèrent contre les murs de pierre. « Pardon »? « Pitié »? Cette présence si discrète était-elle simplement due à des pêchés ? Non, il y avais autre chose...
« Je sais que je n'aurais pas dû entrer, mais... Père, je suis si perdu. Je continue de croire que ce que je fais à une valeur, mais j'ignore si je m'approche de mon chemin ou si je m'en éloigne. Je veux tant les aider, je veux tant me racheter... mais Vous êtes sensé faire de même ! Vous êtes sensé les protéger et les bercer, pas les laisser à eux-même ! Ils ont besoins de Vous. Ils ont besoins de Votre lumière. Vous avez abandonné... il y a de cela trop longtemps... Mais seul, je ne sais pas si j'y arriverais. »
Laurence se sentait honteux. L'ange qui lui tournait le dos avait perdu quasiment tout son éclat. Malgré sa vieillesse, il était fade et insipide, son aura était presque aussi fébrile que celle d'un humain, mais ses mots étaient grands. Si grands. Lui dont l'aile était toujours teintée de la couleur du ciel, en revanche, n'avait jamais pensé qu'à sa petite personne. Il baissa la tête. Était-ce là la véritable nature de son espèce ? Leur propre éclat les aveuglait-il à ce point ?
Juste lorsque cette pensée le traversa, il sentit comme une piqûre dans l'aile, et il n'aurait pas été surpris qu'une nouvelle plume grise soit venue s'ajouter à sa petite collection.
Cette fois, il décida qu'il était temps de s'approcher. Déjà parce qu'il était mal à l'aise d'entendre les paroles que son frère pensait n'adresser qu'à Dieu. Et ensuite parce qu'il ne supporterait pas plus longtemps de le voir attendre si désespérément, exactement comme lui l'avait fait. Et après tout, peut être n'était-il pas ici aujourd'hui par hasard...
Le jeune ange s'avança d'un pas calme mais décidé, en prenant soin de faire un peu de bruit pour annoncer sa présence, mais pas trop non plus pour ne pas apeurer son aîné qui semblait déjà bien fragile. Il s'arrêta au niveau de son épaule, et déroula instinctivement son aile valide juste au dessus de lui, comme pour le protéger de quoi que ce soit qui pourrait lui tomber sur la tête à l'intérieur d'une église. Accordé, la démarche était un peu ridicule, mais quand même... Laurence l'avait vu s'écrouler une fois. Même si c'était pour une prière, il ne tenait pas à réitérer l'expérience.
« Excusez-moi, j'ai involontairement entendu ce que vous disiez... Je m'appelle Laurence. »
Sa voix avait rarement été si basse. Il devait l'avouer, il avait un peu peur que son frère relève son impolitesse. Lentement et un peu penaud, il tourna la tête pour partir à la recherche de son regard. Un fin sourire qui se voulait...complice ? se dessina sur ses lèvres.
« ...Je pense savoir qui vous êtes. »