Du sable. Encore et toujours du sable à perte de vue. T'as jamais rien vu d'autre que ça depuis ta naissance. Du sable couleur rouille et des murs ocres. Tu regardes autours de toi et c'est un désert. Ici, pas d'anges, pas de créatures étranges, pas d'hérésies, le reste du monde a oublié ce pays. Et toi, t'es né ici, la peau tannée par le soleil et le visage fouetté par les vents chauds. Tu verras, plus tard, les corps que tu vas enlacer aimeront cette peau mate, chaude et sèche, qui a l'odeur des oasis. On te trouvera un certain exotisme et tu ne pourras pas nier. Tu es de là-bas, et tu ne seras jamais d'ailleurs.

Aujourd'hui non plus, Assad n'a pas dit un mot. Ce gamin me cause du soucis, je n'ai aucune idée de la méthode à utiliser pour le mettre en confiance. Pourtant il va bien falloir qu'il se décide. C'est nous ou les foyers d’accueils. Et je pari mon grade que l'état le renverra dans son pays à la moindre occasion. Ce petit ne mérite pas ça. Personne ne le mérite.

Tes cheveux noirs te collent au visage. Il fait chaud. Mais c'est une chaleur familière et rassurante. Tu la préfères à n'importe quelle pièce climatisée. Ta tignasse te tombe déjà jusqu'aux omoplates malgré ton âge. Parce que tu ne les as jamais fait couper. Et tu ne les couperas jamais. Tu les attaches avec un bout de ficelle trouvé par terre et tu continues d'avancer. Pour l'instant, peu parieraient sur ta survie. Ne leur donne pas raison. Tu deviendras un homme grand et taillé pour le combat, pour la survie. Et tu pourras poser sur eux ton regard couleur miel en les dominant de toute ta taille, pour leur prouver leur erreur.

Les débuts ont été très difficiles, mais je pense commencer à arriver à quelque chose. J'ai décidé de lui apprendre notre langue. Il n'est pas très doué et a encore un fort accent arabe, mais c'est un début. Il a aussi recommencé à manger et manifeste le désir de sortir. Par contre, il n'a posé aucune question sur ses parents et sa famille. L'autre soir, j'ai tenté de lui expliquer ce qu'ils sont devenus, pour qu'il comprenne bien la situation et accepte de nous aider. Mais mon turc approximatif et son japonais limité n'ont amené à rien, je ne pense pas qu'il ai comprit. Ou plutôt, je ne pense pas qu'il ai envie de comprendre.

Plus tard, tes doigts et tes lèvres auront l'odeur et le gout du tabac. Ce sera un des rares plaisirs que tu t'accorderas, et tu en abuseras. Tu auras bien changé d'ici là. Tu seras plus mature mais aussi plus froid, comme si la chaleur du désert était la seule chose capable de te faire sourire. Tu te seras adapté à la ville froide et grise où l'on va t'emmener. Tu deviendras loyal à ceux qui t’aurons arraché à ton pays, qui t’aurons persuadé qu'ils t’ont sauvé la vie. Tu accepteras leur proposition, et tu deviendras un bon petit soldat. On t'apprendras à manier les armes que tu as vu tant de fois au poing des militaires qui utilisaient vos ruines comme campement. Tu apprendras la manipulation et l'individualisme. Mais tu seras tout autant incapable qu'aujourd'hui d'ignorer les insultes et les provocations. Tu seras toujours glacé dans ce pays, te poussant à chercher la chaleur humaine pour la nuit malgré ta tendance asociale. Puis tu retourneras à ce travail semblable à une prison dont tu ne penses même pas à t'enfuir, le feu toujours dans les veines. Sourit, tu vas devenir un chouette type.

Et voila, c'est le jour J. Il a fait tellement de chemin. C'est devenu un homme à présent. Il a tant grandi qu'il me dépasse. Il n'a plus rien à voir avec le gamin qu'on m'a refourgué dans les pattes il y a quinze ans. Tellement de choses se sont passées... Je pourrai lui dire adieu, je pourrai lui donner quelques conseils en plus, mais je n'arrive pas à parler. Je suis juste tellement fière de lui. Il a réussit là où j'avais échoué, à son âge. Et maintenant qu'il est sur le point de partir pour de bon, je regrette que durant toutes ces années, nous ne nous soyons jamais beaucoup confiés l'un à l'autre. Mais je continuerai à veiller sur lui de loin, car il a beau être grand et fort aujourd'hui, il restera toujours le petit garçon apeuré que j'ai connu il y a tant de temps.